Willnot, sorti récemment chez Rivages/Noir, est une excellente synthèse du talent de James Sallis. L’homme est rare, ses écrits précieux et il nous a semblé bon de ressortir une interview de 2001.
Il faut absolument lire cet écrivain, malheureusement très sous-estimé en France.
Les débuts d’écrivain et la Nouvelle-Orléans
Question classique, mais nécessaire pour un début d’interview, comment êtes-vous venu à l’écriture ?
Aussi loin que je puisse m’en souvenir, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de six, sept ans, j’ai toujours été un lecteur forcené. Et un inventeur d’histoires. D’abord pour mon compte personnel et juste après pour mes copains d’école. Je devais encore être en secondaire, avoir quinze ans environ, quand j’ai sérieusement pensé à devenir écrivain. Avant, je m’intéressais surtout aux matières scientifiques, mais il a suffit d’un stage de vacances organisé par la Fondation Scientifique Américaine pour que je m’aperçoive que ma forme d’intelligence – axée sur l’association d’idées et leurs disjonctions – n’avait rien de commun avec les exigences de l’approche scientifique.
Il y a eu également tout un moment de ma vie où j’ai rêvé de devenir compositeur. Et puis j’ai tout de même fini par découvrir que j’étais vraiment très doué pour l’écriture. Je sens les mots, je veux dire physiquement, je sens leur poids, leur texture, leur âge, les souffrances qu’ils ont endurées. C’est en 1967 que je me suis sérieusement attelé à l’écriture, au cours de ma seconde année à l’université. Mes toutes premières histoires et premiers poèmes furent publiés cette même année dans la revue dirigée par Damon Knight de la faculté d’Ann Arbor (Michigan – NdT), revue qui s’appelait New Worlds.
Votre saga de Lew Griffin est aussi une saga de la Nouvelle-Orléans… Vous êtes très attaché à cette ville ?
La Nouvelle-Orléans est une des plus grandes villes qui soit. J’y ressens les mêmes sensations que lorsque je suis à Londres, Paris ou New York. Quand on arpente les rue de la Nouvelle-Orléans, on flirte avec son histoire. C’est en cela qu’elle est différente des autres villes d’Amérique du Nord. Peut-être à cause de ses passés français et espagnol, ses influences caribéennes très marquées et aussi son caractère d’isolement. En fait, elle est comme une île, coupée du continent, ce qui renforce ses liens avec l’histoire, la tradition, un style de vie, une personnalité affirmée. Cela faisait trois mois que nous y habitions à nouveau quand ma femme, Karyn, me dit un jour : « Tu sais qu’on ne vit plus en Amérique ? Mais qu’on habite un pays du Tiers Monde ? »
À la Nouvelle-Orléans, contrairement aux autres grandes villes américaines, il est impossible d’oublier les vrais problèmes qui nous préoccupent, comme le racisme et cette juxtaposition d’opulence et de criante pauvreté. Ces problèmes font partie de votre quotidien. À un demi-pâté de maisons de l’avenue St Charles, qui reste tout de même l’une des plus pittoresques rues du pays, vous tombez sur des masures en ruines, vous devenez témoin de scènes que vous jureriez tirées des zones rurales du Mississippi des années 30. Quand vous allez vers l’Opéra, vous traversez les pires quartiers qui puissent se trouver. Vous vous demandez pourquoi on ne vous a pas informé que la ville avait été bombardée récemment. On ressent partout cette juxtaposition de culture et de rare sauvagerie. On y trouve tout ce qu’est l’Amérique, ce qu’elle a essayé de faire croire qu’elle était et tout ce qu’elle a failli ou aurait aimé être. Vous touchez tout cela du doigt dans chaque quartier, dans chaque rue de la Nouvelle-Orléans.
Je sens les mots, je veux dire physiquement, je sens leur poids, leur texture, leur âge, les souffrances qu’ils ont endurées.
Chester Himes et les autres
Chester Himes est omniprésent dans votre œuvre… Parlez-nous de lui et de la biographie que vous avez faite.
J’ai connu l’œuvre de Chester Himes vers la fin de sa période d’écriture de romans policiers. À Londres, on m’avait présenté à Raymond Chandler et Dashiell Hammett (curieux tout de même qu’il faille faire 5000 bornes pour rencontrer des compatriotes !) et de retour en Amérique, j’ai commencé à m’intéresser à ces deux gars-là. C’étaient eux deux que j’admirais le plus. Et chez un ami, sur une étagère, je suis tombé par hasard sur un bouquin de poche, un des romans de Chester Himes qui se situent à Harlem. J’ai avalé la première page et dévoré les suivantes. Fasciné.
Himes y disait des choses sur le ventre des grandes villes américaines, sur les destins communautaires, nos joies, nos espoirs et nos déceptions, que je n’avais jamais lues ailleurs. J’ai voulu en savoir davantage sur le bonhomme. Mais les informations n’étaient pas fournies. Alors, bribe par bribe, bout par bout, j’ai reconstitué le puzzle. J’ai appris qu’il avait débuté par des romans que l’on peut qualifier d’académiques qui ne lui ont apporté aucune notoriété. En 1962, il a décidé de fuir à l’étranger. C’est cette double casquette, cette mixité des genres, le classique et le polar, qui m’ont séduit.
J’ai toujours été convaincu que ce serait l’œuvre de Himes qui resterait dans l’histoire.
En lisant toute son œuvre, l’utilisation qu’il fait de l’autobiographie m’a intrigué. Et j’ai découvert une œuvre d’une force et d’un souffle peu communs, bien plus époustouflants que ce qui était vanté par l’intelligentsia. Mes premières études de l’œuvre de Himes ont paru dans des revues littéraires. Il y a dix ans, j’ai proposé une biographie de Himes à droite à gauche aux États-Unis, mais sans succès. En 1988, j’ai reçu un appel de Jamie Byng qui s’occupe d’une maison d’édition écossaise où bossent des petits jeunes aux dents longues et qui font preuve d’un sens de l’à-propos peu commun. On a longtemps discuté et Jamie a finalement accepté Chester Himes : une vie.
Et Richard Wright, James Baldwin ?
Ils m’intéressent beaucoup moins. Richard Wright est un écrivain honnête, doué mais effacé. James Baldwin sait écrire des passages sublimes aussi, c’était un don naturel chez lui, mais en véritable artiste, il a toujours été en quête d’autre chose. J’ai toujours été convaincu que ce serait l’œuvre de Himes qui resterait dans l’histoire.
« Les livres appellent les livres »
D’ailleurs, la littérature est omniprésente dans vos livres. Pouvez-vous nous parler de cet amour pour les lettres, de votre travail de traducteur ?
Les livres appellent les livres. La littérature est comme un serpent qui se mord la queue. J’ai voulu écrire parce que j’avais lu et il m’est apparu que si j’écrivais c’était parce que je ne trouvais pas chez les autres ce que j’avais envie de lire. Enfin, pas vraiment. Mais tout ce que je peux écrire est intimement lié, mêlé avec ce qu’écrivent les autres. Ce n’est que ma participation à un dialogue qui ne finira jamais. Si vous considérez mes poèmes, vous y trouverez des dédicaces à Miroslav Holub, Yves Bonnefoy, Blaise Cendrars ou Guillevic. Chaque œuvre de littérature part du cœur, que vous empruntiez ici et là, paraphrasiez, fassiez des allusions, répondiez à un autre auteur ou que vous preniez le contre-pied de ce qu’il avance.
À force de m’enfoncer plus avant dans des œuvres aux héros récurrents, j’ai davantage mis en lumière ces influences, volontairement. Il ne faut jamais perdre de vue que Lew Griffin est un dilettante. Ce que les autres (les Blancs nantis par exemple) ont reçu par leur éducation traditionnelle, il ne l’a appris qu’à force de lectures acharnées. La littérature l’a aidé à compenser. Tout ce qu’il voit autour de lui quand il arpente les rues est submergé par ce qu’il a pu lire. C’est David qui dit dans Bête à bon dieu que « nous avons toujours tendance à vouloir comprendre ce qui se passe ». Les allusions et les citations de Lew Griffin constituent cette volonté d’explication des choses. Elles sont ses béquilles.
L’amour de Lew Griffin pour la littérature française trouve son origine dans sa liaison avec Vicky Errington. Chaque fois qu’il se tourne vers cette langue, il se penche vers elle, et dans un sens, il se tourne aussi vers son enfance. Il n’y a rien de surprenant là-dedans quand on considère l’histoire de la Nouvelle-Orléans. C’est logique qu’un Noir veuille se créer sa propre identité, veuille se démarquer des structures sociales et du quotidien et que tout cela gravite autour du français.
En ce qui concerne la traduction, il y a tant à dire que ça pourrait nourrir une interview toute entière. Je me suis lancé dans la traduction pour apprendre le français. J’ai commencé par des poèmes, puis continué par des trucs plus longs, pour en arriver au Saint Glinglin de Raymond Queneau. Ça s’est fait à la suite de la lecture de quelques pages de Chêne et chien de Queneau publié en anglais. J’aimerais beaucoup en traduire d’autres, comme L’Herbe rouge de Vian par exemple ou des poèmes de Guillevic, mais dès qu’on en parle, les éditeurs partent en courant. Ça ne peut intéresser qu’un professeur de faculté qui aurait la passion de la traduction.
Lorsque Griffin devient écrivain, il dit qu’il ne faut pas écrire plus de 3-4 heures par jour, sinon il devient fou. C’est votre théorie ?
Je me mets au boulot tôt le matin, je bosse toute la journée, ne dételant que vers quatre ou cinq heures de l’après-midi pour me siffler un verre de vin et préparer le dîner. En règle générale, j’ai un gros boulot en chantier, le plus souvent un roman, mais au cours de la journée, à plusieurs reprises, je papillonne sur d’autres travaux, une nouvelle, un essai, une critique de bouquin ou la préface du livre de quelqu’un d’autre, des interviews comme celle-ci, je feuillette mes notes, je reviens sur des ébauches de poèmes.
Propos recueillis par Christophe Dupuis par mail en 2001. Traduction de Laura et Luc Baranger.
Pour aller plus loin
Lire l’interview de 2014 de James Sallis par nos collègues de Nyctalopes
Le site de l’auteur
James Sallis chez Gallimard et Rivages/Noir