Nous suivons Benjamin Dierstein depuis son premier roman, La Sirène qui fume, qui forme aujourd’hui le premier volet d’une trilogie sur la fin du régime sarkozyste, avec La Défaite des idoles et La Cour des mirages. Le festival Lire en poche nous a donné l’occasion de nous entretenir avec Benjamin Dierstein sur son œuvre.
La Sirène qui fume
Benjamin Dierstein, reprenons depuis le début, de quand date La Sirène qui fume, ce roman qui se retrouve à gagner le prix découverte polar Sang Froid ?
La trame de base autour de ces deux flics, et de cette fille qu’ils cherchent pendant tout le bouquin comme si c’était un fantôme, je l’avais en 2001. À l’époque, le récit existait sous la forme d’un scénario d’environ 300 pages, non fini, que j’avais écrit pendant mes études de cinéma. Je m’étais vite rendu compte que j’avais écrit tout ça pour rien, parce que je ne connaissais personne dans le cinéma, parce que les canevas classiques pour un scénario de long-métrage sont d’environ 120 pages, bref je savais que personne n’en aurait rien à foutre de cette histoire et je l’ai rangée dans un placard avec des tas de chemises remplies d’esquisses de scénarios et de nouvelles. Et puis en 2015, j’ai exhumé toutes ces tentatives avortées et j’ai repris La Sirène qui fume en gardant les personnages principaux et la base de l’intrigue, mais en le transformant en roman. Je voulais le faire aboutir parce que c’était une histoire qui me tenait à cœur. J’ai ajouté à ce moment là tout le décor de fond, le début de la campagne en 2011, DSK, le Wagram, les Corses, etc. J’étais en train de l’écrire quand début 2017 j’ai vu l’annonce pour le prix découverte Sang Froid, qui allait récompenser un premier roman sur manuscrit. J’ai passé des heures à bosser pour le fignoler à temps et, en gagnant le prix, le roman a été édité.
À lire aussi : La revue Sang-froid
Pensiez-vous déjà à cette trilogie en écrivant La Sirène qui fume ?
J’y ai pensé en l’écrivant. Je voulais un troisième personnage qui incarne une autre voix pour créer un affrontement triangulaire et ça a donné Verhaeghen. Je voulais un fil rouge qui démarre dans La Sirène qui fume en tant que décor et qui explose dans le dernier tome en tant que récit principal, et ça a donné la disparition de la fille de Prigent.
C’est un roman précis, dense, fouillé, sur, entre autres, toutes les forces de police et de justice du pays, comment avez-vous fait pour avoir ce tel rendu d’exactitude ?
Je tenais à faire une radiographie du fonctionnement interne de la police judiciaire pour apporter quelque chose de différent. L’idée pour le décor de cette trilogie, c’était de faire du système policier un personnage principal et d’évoquer la hiérarchie, les syndicats, les rapports avec le pouvoir, le fonctionnement entre les différentes chapelles, etc. J’ai passé beaucoup de temps à me documenter avant d’écrire, par des sources diverses, mais surtout beaucoup de lecture.
Les autres grands noms de Beauvau sous la Ve République n’ont pas réussi à dominer autant le paysage policier. Je trouvais donc ça intéressant de situer la trilogie au moment de leur chute.
Le livre s’ouvre le 13 mars 2011, soit presque un an avant l’élection présidentielle de 2012, une année dense en événements qui sera le fil rouge du roman. Pouvez-vous nous parler de cette année et de cette élection, qui seront le cœur de cette trilogie ?
La campagne de 2012 marque la fin d’une époque particulièrement longue à Beauvau : celle de la domination du clan Sarkozy / Guéant et de leurs proches (Péchenard, Gaudin, Squarcini, etc.) sur l’appareil policier. Rarement un clan aura tenu aussi longtemps là-bas (dix ans si on exclut le très court passage de Villepin au ministère de l’Intérieur entre 2004 et 2005), et en imposant sa marque aussi clairement. Les autres grands noms de Beauvau sous la Ve République (Frey, Marcellin, Pasqua, Joxe) n’ont pas réussi à dominer autant le paysage policier. Je trouvais donc ça intéressant de situer la trilogie au moment de leur chute, c’est-à-dire quand tout le monde cherche à sauver ses fesses.
Comment avez-vous fait pour mêler les personnages fictifs avec les « officiels », le cercle Wagram, les Corses…
Certains protagonistes comme Michel Tomi, Claude Guéant, Alexandre Djouhri ou Christian Flaesch font partie des personnages récurrents. Ça n’a pas été difficile parce qu’ils restent en retrait, ils parlent peu et ont un rôle purement fonctionnel. Pour Guéant et Djouhri, j’ai essayé de retrouver leurs tics de langage, mais pour les autres j’ai simplement imaginé de quelle manière ils pouvaient parler. Tant qu’ils n’ont pas une fonction dramatique, tant qu’ils ne vivent aucune émotion dans le bouquin, ça reste facilement maîtrisable. Ça l’est beaucoup moins concernant le livre que je suis en train d’écrire en ce moment, où des dizaines de personnes réelles (Giscard, Mitterrand, Zampa, Debizet, Carlos, Grossouvre, Bokassa, frères Zemour, etc.) font partie des personnages principaux.
Comment avez-vous construit cette galerie de flics et d’autres personnages plus qu’épatants?
Je voulais trois personnages radicalement différents, mais tous complètement obsédés : soit par la justice, soit par leur propre carrière, soit par un être aimé. Des personnages obsessifs ont ceci d’intéressant que tout leur être est dirigé vers la réussite absolue de leur désir : fondamentalement, ils ne peuvent qu’amener le récit dans une dynamique forte. Mettez-en deux en face avec des logiques opposées et ça crée un conflit entre deux monstres qui ne peut amener qu’à une destruction mutuelle. Dramatiquement, je trouve que ce type de fonctionnement marche particulièrement bien. Une fois qu’ils ont chacun leur volonté propre, il faut leur créer un passé. Concernant cette question, j’ai tendance à charger la mule. J’aime les personnages qui croulent sous le poids de leurs erreurs, ça aide à leur donner une dimension tragique. Au final, ce sont tous des personnages qui peuvent faire peur, qui sont violents et jusqu’au-boutistes, mais qui sont très fragiles.
Au festival Lire en poche vous avez dit faire de « gros » plans pour écrire vos romans. Cette trilogie est particulièrement structurée, comment travaillez-vous ?
Pour chacun des tomes de cette trilogie, j’avais un plan d’une grosse centaine de pages, parfois plus. J’y détaille généralement les chapitres et je le remplis au fur et à mesure. Celui de La Sirène qui fume était un peu bancal, avec des trous dedans. À certains moments je ne savais pas exactement où j’allais, même si je connaissais déjà la fin en détail. Ça m’a permis d’inventer pas mal de choses au fur et à mesure et de donner un côté un peu plus chaotique au roman. Pour La Cour des mirages c’était tout le contraire, je connaissais toutes mes scènes en détail avant d’attaquer la prose. Ça permet d’avoir une machine dramatique qui avance d’une manière implacable. On y perd en spontanéité, ce qui a un effet sur tout ce qui ne sert pas l’intrigue, mais on y gagne en efficacité. C’est un choix à faire.
La Défaite des idoles
La Défaite des idoles s’ouvre le 20 octobre 2011 et se termine avec la victoire de François Hollande. Ce livre est encore plus fouillé en ce qui concerne la politique avec un gros travail sur le renseignement, la déstabilisation, la Libye, les lessiveuses de pognon, l’affaire Merah… Ça vous a pris combien de temps de documentation ?
Entre six mois et un an. C’est généralement le temps qu’il me faut pour ingurgiter une cinquantaine de bouquins qui évoquent les sujets que je veux traiter et y trouver des détails réalistes et des idées de scènes. Les documents sont aussi une bonne source pour créer les personnages secondaires, je m’inspire beaucoup de ce que je lis. Pour La Défaite des idoles, contrairement à La Cour des mirages par exemple, le sujet était vaste : ça va du trafic international de cocaïne à AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique), en passant par l’espionnage industriel et le fonctionnement de la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur)… Ça fait beaucoup de choses à lire ! Ce qui ne m’a pas empêché de pousser plus loin pour le prochain : je passe 35 heures par semaine dessus depuis un an et demi rien que pour la documentation et l’écriture du plan. La biblio compte pas loin de 150 références, c’est long !
Et, éternelle question, comment arrivez-vous à intégrer tout ça dans le récit « policier » ?
C’est pas compliqué, les deux s’interpénètrent. Les documents m’inspirent beaucoup pour les petites scènes, on y trouve plein d’idées. Ça permet d’avoir des personnages secondaires assez précis, qui vont assumer la part réaliste du récit, et donc de pouvoir en décharger les personnages principaux, pour pouvoir les tordre dans tous les sens, leur faire faire des choses improbables, bref en faire des personnages dramatiques et non pas fonctionnels.
Vous abordez aussi la question des sociétés de sécurité privées qui ont « fabriqué un monstre », comme vous l’écrivez, vous nous en dites plus ?
Un des fils rouges de la trilogie, c’est cette société de sécurité privée qui fait dans le paramilitaire, Atlantic Security Corp, et qui a un rapport assez proche avec une grande partie des personnages négatifs. Les mercenaires de ce type, depuis Bob Denard jusqu’à Wagner en passant par Blackwater, ont toujours montré un appétit insatiable et une volonté de domination assez incroyables. Le fait qu’on puisse vendre et facturer la guerre comme n’importe quel bien de consommation est la conséquence évidente des théories néo-libérales : chaque société enfante ses propres monstres et les sociétés militaires privées sont, pour moi, comme le paroxysme de notre époque moderne.
La Cour des mirages
Ce roman marque l’étrange retour de Prigent, qu’on croyait carbonisé, ce que résume très bien sa collègue Nessrine « Je ne sais pas si c’est une bonne chose que tu reviennes, Gabriel ». Comment cela s’est-il fait ?
C’était prévu dès le départ. Avec Prigent, je voulais un personnage qui aille aussi loin qu’on puisse aller tout en restant au sein d’un système narratif efficace et réaliste. Je voulais décrire la lente dépression, le passage dans la folie, via des séquences où l’aspect formel, et notamment l’utilisation rythmique de la ponctuation, permet d’avoir le rendu le plus proche de ce qui se passe dans sa tête. Et pour arriver à ça, il faut évidemment que le personnage en chie un maximum avant. Dans La Sirène qui fume et La Défaite des idoles, ils prennent beaucoup de coups et on pense qu’ils n’arriveront pas à se relever. Et c’est le cas. Dans La Cour des mirages, les personnages sont à bout dès le début du roman. Ils sont psychologiquement épuisés, mais ils vont quand même se relever, pour aller jusqu’au bout. J’adore les personnages quand ils sont sur ce fil ténu, parce que tu sais que quelque part ils sont déjà morts. Plus ils approchent du mur, plus ils accélèrent.
Le livre s’ouvre avec les législatives, et on y voit toute une partie des flics de droite (pour faire simple) prêts à tout pour sauver leur peau, vous développez l’affaire UBS, Cahuzac explose en plein vol, les affaires continuent… Encore un énorme travail de documentation, non ?
Oui, un peu sur la partie politique et financière, mais ça reste minoritaire. Le gros de la documentation, c’était le travail sur la pédocriminalité. J’ai lu des dizaines de bouquins écrits par des victimes, des avocats, des enquêteurs privés, des juges, des journalistes… J’avais envie de décrire les différentes formes de pédocriminalité d’une manière relativement exhaustive : le cercle familial, les foyers, les réseaux internet, les réseaux de voisinage à la Outreau, les enlèvements, la pédophilie légale prônée par l’intelligentsia de gauche dans les années 1970… Ça permet de faire le tour de la question et de comprendre plus facilement la source du mal.
Dans La Cour des mirages, les personnages sont à bout dès le début du roman. Ils sont psychologiquement épuisés, mais ils vont quand même se relever, pour aller jusqu’au bout.
Hors trilogie, Un dernier ballon pour la route
Ce roman, Un dernier ballon pour la route, marque votre arrivée aux Arènes dans la collection Equinox, comment cela s’est-il fait ?
Mon roman était un hommage à la Série Noire façon Duhamel, à la gouaille française, à Crumley et Thomson… Mon idée au départ était donc de leur envoyer le manuscrit. Et puis j’ai rencontré Aurélien Masson, dont je connaissais la collection EquinoX et le travail à la Série Noire. Et ça s’est fait naturellement, parce que j’ai pensé que c’était l’éditeur idéal, original, borderline, pour un roman aussi extravagant.
Ce livre est « un pas de côté », comme l’a écrit votre éditeur. Vous aviez besoin de souffler au milieu de cette trilogie dantesque ?
Pour la trilogie, il y avait tellement de travail sur la documentation et sur la structure que j’avais parfois l’impression d’écrire une thèse. C’est extrêmement euphorisant, mais c’est aussi fatigant et lourd. J’avais envie d’écrire un bouquin avec tout ce que j’ai dans la tête, c’est-à-dire une avalanche de blagues et de scènes potaches. Les personnages sont beaucoup plus proches de moi que ceux de la trilogie, j’avais l’impression de parler avec mes potes en écrivant. Ce qui m’a permis de passer plus de temps sur la langue, la formulation et les fameuses métaphores à l’américaine qui abondent dans le bouquin. Formellement, c’est tout l’opposé de la trilogie, dont l’intérêt repose non pas sur le choix des mots, mais sur la rythmique.
La suite…
À Lire en poche, toujours, vous nous avez parlé de votre « gros » travail à venir, vous pouvez nous en dire quelques mots ?
C’est une espèce d’énorme machin avec 130 personnages, 10 actes et 160 chapitres. J’ai su que le format allait être imposant quand j’ai terminé mon plan et qu’il faisait 600 pages. Le roman final devrait faire environ 2000 pages et sera donc coupé en 2tomes. Ça va se passer entre 1978 et 1984. Il y aura quatre personnages principaux, qui vont évoluer dans différents réseaux (RG, SAC, BRI, DST, mercenariat, terrorisme, mafia, etc.) et couvrir à eux quatre plusieurs affaires de l’époque (Action directe, Mesrine, élection de Mitterrand, Irlandais de Vincennes, tuerie d’Auriol, invasion du Centrafrique, guerre au Tchad, guerre au Liban, chute de Tany Zampa, mort de Robert Boulin, de Marcel Francisci, des frères Zemour, etc.). C’est prévu pour 2024, autant vous dire que mes semaines sont beaucoup trop courtes !
Pour aller plus loin
Les romans de Benjamin Dierstein sont disponibles chez Nouveau Monde éditions, Equinox – Les Arènes et Points.