Dans ce second volet de l’interview d’Anne Bourrel, nous continuons de converser à propos de Gran Madam’s, mais aussi de L’Invention de la neige, dernier roman en date de l’auteur.
Gran Madam’s est, à mes yeux du moins, un livre d’attente, comment avez-vous donné ce rythme ?
C’est aussi un road novel. Un roman qui se passe sur la route. Avec un arrêt plus long que prévu dans une station-service, rythmé pas le passage des camions et des bagnoles sur la nationale, les repas sous l’acacia, la chaleur qui n’en finit pas de grimper, et le crissement des cigales.
Saviez-vous où vous alliez ou vous êtes-vous laissée porter par les personnages ?
Je voulais voir ce qu’allait donner la rencontre de ces deux groupes de personnages si différents.
Livre d’attente aussi car tout est écrasé par la chaleur. C’est un livre chaud (on y attend la fin de la canicule), le prochain est froid (on y attend la neige), il y a-t-il pour vous une importance des saisons ?
Oui, bien sûr. Dans mes deux romans, le chaud et le froid sont comme des cercles qui étouffent les personnages et les obligent à rester là où ils sont, coincés. Dans le prochain, c’est autre chose que la température qui clouera les protagonistes sur place…
Et c’est aussi un livre d’ambiance, cette station, cette famille, ces repas, ce village… Comment avez-vous donné ce ton ?
Vous avez lu ce livre de Pascal Guignard intitulé Boutès ? Boutès est le seul des argonautes qui a répondu à la voix des sirènes. Il a plongé lui, malgré la peur de ne pas revenir, il a sauté dans la mer. Boutès/Bourrel ? Vous voyez où je veux en venir ? Quand j’écris, je deviens plongeuse, nageuse, je me perds dans l’océan des mots, je bois la tasse, je m’étouffe, je tousse mais l’instant d’après, je souris, je fais la planche…et puis je repars en crawl et je dépasse la bouée, malgré la peur des bêtes d’eau.
Donc voilà, je ne maitrise pas tout ce que je fais sinon ce ne serait pas drôle. Ce qui me plait, c’est plonger dans l’écriture, et attirée par des voix inconnues, fabriquer du texte.
Et pour finir, c’est un livre de colère, sur le sort des femmes. Dites-nous en plus…
L’immoralité des sociétés qui construisent des murs entre les deux sexes et l’immoralité de la rage/de la colère/du désir de vengeance qui animent les femmes, je crois que je n’ai pas encore fini d’en parler. C’est parce que je suis porteuse de cette colère que je suis une autrice noire. Sans doute. Non ?
L’Invention de la neige
Second (et on espère deuxième) roman chez La Manufactures de livres. Vous nous avez dit quelques mots rapides sur Pierre Fourniaud, quels rapports entretenez-vous avec votre éditeur ? Comment travaillez-vous avec lui ?
Pierre Fourniaud, tout le monde vous le dira, est un type formidable. Simple, direct, sans chichi, toujours prêt à rire de tout. J’aime travailler avec lui parce qu’il considère chacun de ces auteurs. Il prend le temps de laisser vivre les textes. Il n’écrabouille pas comme peuvent parfois le faire les grandes maisons d’éditions prisent dans le tourbillon marketing-rentabilité. J’espère que les choses resteront ainsi et pour longtemps car sa confiance me porte et me donne envie de me dépasser.
Le premier livre ayant eu un beau succès, n’aviez-vous pas trop de pression ?
Vous me faites sourire…
Le livre alterne deux histoires. Comment les avez-vous entremêlées ?
Avec autant de précaution que possible pour ne pas avancer à coups de marteau. Il fallait que le mouvement entre passé et présent se fasse tout en douceur sans que la lecture soit hachée.
Et puis il m’a dit ça, d’un coup : La vie, tu sais Anne, c’est le bordel, personne n’y comprend rien.
J’aime particulièrement ce que vous dites de « la médiatisation des êtres humains » mais cette guerre a-t-elle touché votre famille ?
Contrairement à ce que j’ai lu récemment, je ne suis pas d’origine espagnole. Mon grand-père vivait dans l’Aude, près de Bram et c’est lui qui m’a parlé du camp ; Il passait devant en vélo quand il était tout jeune, il aurait aimé savoir ce qui s’y tramait; j’ai eu envie de le lui raconter.
Sans vouloir parler de vous, et sans vouloir être insistant, le livre s’ouvre sur une phrase de Jean Bourrel, reprise dans le roman « Laure s’est souvenue de ce qu’il disait, son Gp, que la vie, c’est le bordel et que personne, jamais, n’y comprends rien » et reprise encore p 254… Alors…
Alors, voilà… j’ai commencé à vous en parler à la question précédente. Jean Bourrel, c’est mon grand-père et cette phrase, il me l’a offerte en héritage, quelques mois avant sa mort.
On était assis face à face. On ne disait rien depuis un moment. Je voyais bien qu’il réfléchissait. J’attendais. Et puis il m’a dit ça, d’un coup : La vie, tu sais Anne, c’est le bordel, personne n’y comprend rien.
93 ans de vie sur terre, une implication des plus remarquables dans la résistance, mais dont il ne voulait pas qu’on le félicite – il fuyait toute commémoration, toute médaille et autre cérémonie–, une existence d’homme honnête, rieur et bon. Il savait qu’il allait bientôt mourir, je le savais aussi et cette phrase qu’il m’a donnée comme un cadeau inestimable, j’en ai fait un roman.
Je l’ai prise dans son acception première. J’ai pensé à tout ce que mon grand-père m’avait raconté de l’époque de la Retirada, de ces années au maquis de la Faïta avec son beau frère, le petit Victor et j’ai brodé, j’ai tissé, j’ai cousu comme j’ai pu tout cela ensemble ; en évitant bien entendu l’autobiographie qui n’est pas un jeu littéraire qui me plait ni me correspond.
J’aime inventer et imaginer avant tout.
Il aurait été bien étonné de lire ce livre. Ça l’aurait fait marrer, c’est sûr.
D’entrée de jeu, vous nous parlez du Barrio Chino, pour moi ce Barrio reste immanquablement associé à Francisco Gonzalez Ledesma, et vous quelles sont vos références ?
Je n’avais pas de référence littéraire en tête, pas particulièrement. Je me souvenais des récits que l’on m’en avait fait, de mes propres promenades dans le quartier quand j’étais une jeune ado curieuse et voyageuse. Lors de mes tous premiers voyages, le Barrio était encore un quartier assez chaud, très populaire, alors qu’aujourd’hui, depuis les jeux de Barcelone, c’est touristico-chic…Je me suis appuyée aussi sur des livres que je cite à la fin de L’Invention de la Neige, dont le journal du photographe Augusti Centelles, Diairio de un fotografo. Dans mon livre, l’homme qui a vraiment existé devient un personnage. J’aime ce tissage aussi entre réalité et fiction.
« On aurait continué à avoir l’air d’une famille normale et sans problème » dit la narratrice. C’est aussi ce que pensent les protagonistes du premier roman… Alors, un beau terreau de roman, les familles apparemment normales et sans problème ?
Je ne serais pas la première à le dire, non ? En tous cas, c’est une idée qui m’obsède. On fait semblant que tout va bien, on cache les trucs sous le tapis. Après, on s’étonne de voir les ados devenir dingues, voire tout casser, fuguer, tourner le dos à leur famille. C’est lourd, le non-dit, ça énerve. Dans ma famille comme dans la votre sans doute, il y a des choses qu’on ne dit pas, d’autres qui se chuchotent du bout des lèvres…J’aime bien imaginer des familles qui ne sont pas la mienne et soulever le tapis. Je crois que le travail de l’écrivain, c’est d’aller au-delà de ce qui est permis, autorisé, accepté. Nous serions des archéologues poètes que ça ne m’étonnerait pas…
C’était aussi pour rire de la façon dont nous parlons souvent de nos propres personnages, comme s’ils allaient débarquer du coin de la rue, comme s’ils étaient vivants.
Après la station service, c’est « l’auberge du Bonheur ». J’aime cette prépondérance des lieux anodins, vous nous en dites quelques mots ?
C’est là que ce situe mon univers. Je crois en l’extraordinaire beauté de la banalité. Et puis, les villages, les petites villes, la campagne…c’est flippant, non ?
Et j’aime votre style, en particulier ce paragraphe P172 où « les mots s’emmêlent »… Comment le travaillez-vous ?
Écriture et lecture tous les jours, danse et course le plus souvent possible pour converser la souplesse de l’imagination.
Plus légèrement, pour finir, avant de virer à l’interview fleuve : « Talib a refermé le livre et montré la couverture, une photo aux couleurs pastel avec un camion et une fille en short, de dos »… Alors, on se cite ?
Oui, on s’amuse surtout. On fait des clins d’œil aux lecteurs. J’aimais bien cette image en abyme d’Ali Talib lisant le livre dans lequel il est né. Une boite de vache qui rit avec en logo Ali Talib sur sa mobylette…
C’était aussi pour rire de la façon dont nous parlons souvent de nos propres personnages, comme s’ils allaient débarquer du coin de la rue, comme s’ils étaient vivants. Tu écoutes les interviews des écrivains, personne n’échappe à ce travers. On ne peut pas s’empêcher de les prendre pour de vrais êtres vivants, nos abstractions mentales.
Et que nous réservez-vous pour l’avenir ?
Je vais faire une lecture spectacle en robe de papier avec Nicolas Marquet à Lectoure (La Livresse) les 21 et 22 octobre prochain. Je prépare une lecture-concert avec Gil Non pour le 18 mars 2017 à Mauve en noir, à l’issue d’une résidence de travail à la maison Julien Gracq.
Un nouveau roman est en préparation pour La Manufacture de Livre. Il devrait sortir au printemps 2017.
Et dans quelques jours sort le recueil de nouvelles du PNE (prix de la Nouvelle Erotique) au Diable Vauvert pour lequel l’un de mes textes a été sélectionné parmi 10 autres auteurs. Vénus au parking, ça s’appelle.
Merci bien.
C’est moi qui vous remercie.
Pour retrouver la première partie de l’interview avec Anne Bourrel c’est ici.
Pour aller plus loin
Le site de son éditeur, La Manufacture de livre.
Son blog, qui date un peu (zut, j’avais dit un texte par mois…promis j’ajoute cakechose très vite).