Philip Kerr est mort il y a peu et nous ne pourrons plus suivre les aventures de Bernie Gunther. C’est avec ce personnage, fervent opposant au nazisme, et détective privé pendant le Troisième Reich et l’après-guerre, rencontré pour la première fois dans L’Été de cristal, qu’il y a vingt-cinq ans l’Écossais Philip Kerr a trouvé le succès.
L’auteur a été l’un des premiers à traiter cette période historique, boudée jusqu’alors par les écrivains allemands eux-mêmes. De quoi nous donner l’envie d’aborder le personnage de Bernie Gunther et la relation de Kerr à cette période historique, ainsi que son traitement aujourd’hui par les auteurs allemands.
Un fait marquant dans le roman noir allemand est sa propension, pendant longtemps, à ne pas se pencher sur son Histoire. Pourtant, depuis le début du XXe siècle il y a de la matière, avec la Première Guerre mondiale, la république de Weimar, la montée du nazisme et la Seconde Guerre mondiale, le mur de Berlin (terreau propice au roman d’espionnage), sa destruction, la réunification… Une des explications données par l’auteur Horst Eckert, tient en la régionalisation du polar allemand : une Allemagne divisée en Länder donnant des polars régionalistes plus intéressés par les particularités locales que par les préoccupations nationales. Birkefeld & Hachmeister ajouteront à ces raisons la frilosité éditoriale.
Connaissez-vous l’Écosse quand il fait froid ? Connaissez-vous l’Écosse quand il pleut ?
L’ouverture écossaise
Il faudra donc attendre un « étranger », en l’occurrence Philip Kerr, pour se lancer dans cette aventure. De passage à l’excellent festival La Fureur du Noir en 2011, Philip Kerr était, lors d’une table ronde avec Volker Kutscher, revenu sur ses débuts. Aux premières questions, « Comment est né Bernie Gunther ? pourquoi cette période ? », l’auteur avait répondu de façon humoristique : « Connaissez-vous l’Écosse ? Connaissez-vous l’Écosse quand il fait froid ? Connaissez-vous l’Écosse quand il pleut ? Et connaissez-vous l’Écosse quand vous êtes pauvre ? Vous vous ennuyez à tel point que la seule distraction est la bibliothèque, et qu’une occupation gratuite est l’écriture »
À l’arrivée, il y a Bernhard Gunther – LE monument. Beaucoup plus connu par son surnom, « Bernie » Gunther voir le jour en 1989. Allemand ayant participé à la Première Guerre mondiale, Gunther en ramènera cynisme et désabusement (qui lui vaudra de nombreuses comparaisons hâtives au Philip Marlowe de Raymond Chandler). Flic à la Kripo, il démissionnera pour cause d’aversion au nazisme. Ce qui peut sembler une facilité – il est beaucoup plus simple pour susciter l’empathie du public de mettre en scène quelqu’un d’opposé au régime qu’un gars sifflant en partant travailler à Treblinka – n’en est pas une. Gunther devra se dépêtrer dans cette Histoire en marche, jouer avec ses idées confrontées à l’horreur permanente. Comme l’expliquait Phillip Kerr : « Le monde n’est pas binaire, il n’y a pas le bien et le mal, le noir et le blanc, je mets en scène des êtres gris dans un monde gris. »
La Trilogie berlinoise
1989, donc, L’Été de cristal, sera suivi par La Pâle figure et Un requiem allemand qui formeront La Trilogie berlinoise, LA référence. Gunther évolue de 1936, les Jeux olympiques de Berlin, à 1947/48 période trouble de l’après-guerre où chacun cherche à se faire une virginité (voir sur le même sujet, l’excellent Fritz Bauer, un héros allemand, film de Lars Kraume, présenté au Festival de Beaune en 2016). Flic, démissionnaire, détective privé, réembauché dans la Kripo, Gunther se retrouvera à porter l’uniforme allemand, travailler avec les SS et connaîtra les camps de prisonniers soviétiques – entre autres. Son parcours semé d’embûches et de contraintes, qu’il affronte avec douleur parfois et son cynisme habituel, est captivant.
La force de Philip Kerr – qui se considère parfois, à juste titre, comme un historien – est de replacer son personnage dans le décor sans cracher sa documentation. Tout est parfait : contexte historique, décors (bâtiments, voitures, villes, campagne…), hautes figures du régime mises en place (ou salopards de base), tellement parfait que pendant longtemps, personne n’osera aborder cette période de façon si ambitieuse. Pourtant l’auteur aura laissé la place, n’écrivant pas une ligne sur ce thème pendant quinze ans, avant de reprendre son personnage de Bernie Gunther en 2006 avec La Mort, entre autres pour explorer de façon habile cette époque et ses conséquences. Philip Kerr avait confié « J’ai cette idée, que tout auteur à personnage récurrent écrit un jour «le livre de trop», et si j’avais déjà écrit le livre de trop ? », force est de constater aujourd’hui que non !
Retour allemand
Depuis le tour de force de Philip Kerr, quelques auteurs allemands se sont emparés de cette période historique.
En 2003, Richard Birkefeld & Göran Hachmeister publient Deux dans Berlin, le premier volet d’un ambitieux projet : « Un cycle de romans ( si nous en avons le temps !) se déroulant aux époques clés de l’histoire allemande du 20° siècle : l’empire du Kaiser et la 1ère guerre mondiale, Weimar, le national-socialisme, la guerre froide, le terrorisme allemand, la chute du mur. Un siècle très, très violent » Malheureusement, depuis, seul Des hommes de tête, se passant en 1926, est sorti.
Projet ambitieux aussi pour Volker Kutscher qui voulait se lancer dans une grande saga mais, frappé par l’importance de Kerr, a tourné quelques temps avant de trouver la formule. Et la formule est : 1936/1944, un livre par an autour du commissaire Gereon Rath. Poisson mouillé, le premier, sorti au Seuil en 2010 est un peu étouffant : premier roman, l’auteur veut poser le personnage, le décor… et of course la comparaison à Kerr fait mal. Mais rapidement – deux autres ayant été traduits – Kutscher prend son rythme et l’idée d’un livre par an lui permet d’aborder une multitude de thèmes sans être uniquement centré sur l’histoire et la politique. L’auteur a un site résumant bien le reste, malheureusement non traduit chez nous.
Mechtild Borrmann avec Rompre le silence, de manière plus habile que ne laissait entendre le quatrième de couverture, revenait sur cette période à travers des histoires familiales. Si l’auteure n’a pas perduré sur l’Histoire purement allemande, elle trace une voie intéressante dans le milieu du polar.
Final français
Pour en finir, et avant que vous n’alliez jeter un œil chez nos amis de Fondu au noir qui ne cessent d’arpenter l’Allemagne pour nous en faire partager les polars, n’oubliez pas l’excellent Krimi, une anthologie du roman policier allemand sous le IIIème Reich de Vincent Platini. Publiée chez Anacharsis, cette somme historique s’intéresse aux polars publiés entre 1933 et 1945 et replace le tout dans son contexte historique, c’est saisissant.
NB : ceci est une version légèrement remaniée d’un article précédemment paru dans la revue 813.
Pour aller plus loin
Philip Kerr chez son éditeur, Le Masque.
Deux dans Berlin chez Le Masque, et un entretien avec Richard Birkefeld & Göran Hachmeister sur le site de Bibliobs.
Volker Kutscher chez Le Seuil et l’excellent site de son personnage, le commissaire Gereon Rath.
Mechtild Bormann chez son éditeur, Le Masque.
Et enfin, retrouvez Krimi, Une anthologie du récit policier sous le Troisième Reich, chez Anacharsis.