Ils ont voulu nous civiliser de Marin Ledun

Ils ont voulu nous civiliser - Marin Ledun

Une fois de plus, Marin Ledun surprend avec son nouveau roman. Sec, heurté, marqué par une forte unité de temps et de lieu, Ils ont voulu nous civiliser frappe par sa densité. Voici, par l’auteur, 5 raisons de lire cet excellent roman.

LES LANDES

Je crois que la fiction impose peu à peu son cadre. J’ai commencé à travailler sur le Sud-Ouest dans L’homme qui a vu l’homme et Au fer rouge, où les personnages et les questions traitées (les résurgences des Groupes antiterroristes de libération, les tristement célèbres GAL) primaient sur le décor. Sans vraiment m’en rendre compte, en trois ans de travail, j’ai commencé à construire mon décor dans le Sud-Ouest, « mes » Landes, si l’on peut dire, disons ce que je souhaitais en retenir dans mes romans. En douce est né l’an passé de cette idée de traiter le territoire au même titre que les personnages principaux, en situant cette fois-ci l’action dans une ville de la côte landaise, une ville imaginaire, Begaarts, avec, en toile de fond, cette idée de travailler sur le déclassement social en zone « rurale », dans ces lieux qui attirent les touristes l’été, mais dans lesquels des gens vivent ou tentent de survivre à l’année. Ils ont voulu nous civiliser poursuit ce travail d’exploration. Non, la précarité n’est pas plus belle au soleil.

Ils ont voulu nous civiliser

LA TEMPÊTE

La tempête Klaus, que j’ai vécue (je vivais dans les Landes à l’époque) était déjà présente dans L’homme qui a vu l’homme. Pas d’électricité pendant deux semaines, pas de téléphone pendant trois, pour certains, pas d’eau non plus, des hectares de pins couchés, arrachés, des scènes de far-west ou des meilleurs romans post-apocalyptiques dans certains endroits, des jours avant de voir des employés du service public venir réparer les dégâts (à force de privatisation et de sous-traitance, le maillage du territoire a été peu à peu détricoté pendant des années et, malgré les efforts des hommes, localement, on a pu croire à un retour au début du XXe siècle dans certaines zones, une fois le vent retombé). Tout cela m’a marqué, mais j’attendais la bonne occasion pour le situer dans l’un de mes romans. Les petites magouilles de Thomas Ferrer et le cynisme du vieux Pécastaing dans Ils ont voulu nous civiliser m’ont tout de suite convaincu que cette histoire serait d’autant plus forte en mettant en parallèle la tempête météorologique et celles, sociales et individuelles, qui animent et accablent mes deux personnages. L’horreur de la guerre d’Algérie, la crise sociale qui touche l’un des protagonistes du roman, Ferrer, la violence, la soif de vengeance, le déclassement social. C’est l’histoire des perdants qui m’intéresse, celle dont les manuels parlent peu – l’histoire des gagnants, à coup de réécriture si nécessaire, est toujours plus excitante, paraît-il.

Ils ont voulu nous civiliser

ACTION

Pour le coup, c’est vraiment l’action, située sur quelques heures, le temps d’un coup de vent, qui détermine l’écriture, le style utilisé, la vitesse d’exécution des scènes, des dialogues. D’où un roman court, sec, si possible efficace. Je me sens à l’aise dans cette écriture-là. Les phrases à rallonge m’ennuient profondément, la plupart du temps, tout comme la « poésie » des métaphores et comparaisons abusives. La poésie doit naître des actions des personnages, de leur attitude et de leurs dialogues. Le reste me semble être une prise de pouvoir abusive de l’auteur. Les émotions se montrent, il n’est pas nécessaire de les « dire ».

L’ALGÉRIE

C’est moins la guerre d’Algérie, que je connais mal – sans doute parce qu’on ne nous l’enseignait pas, quand j’étais au collège, ou de façon biaisée – que les silences qui entourent cette période dont je souhaitais parler. Les gens de ma génération ont tous des oncles qui ont fait la guerre d’Algérie, de gré ou de force, mais rares étaient les réponses aux questions que je posais, plus jeune. Une sorte de non-dit. C’est donc sous cet angle, celui du silence, que j’ai construit l’histoire d’Alezan, ce vieil agriculteur en état de guerre permanente. Son silence s’est habillé de haine et de peur et c’est ce qui le construit comme sujet, cinquante ans plus tard, à travers sa colère envers le monde contemporain, son racisme, ses angoisses.

C’est l’histoire des perdants qui m’intéresse, celle dont les manuels parlent peu – l’histoire des gagnants, à coup de réécriture si nécessaire, est toujours plus excitante, paraît-il.

ABSENCE D’EMPATHIE

Les personnages sont là pour construire une histoire et l’incarner. On peut éprouver de l’empathie pour eux – j’en éprouve, souvent, en cours d’écriture, mais c’est parce que je vis une relation intime avec eux, parce qu’ils m’évoquent des gens que je peux connaître, parce que je passe plusieurs mois en leur compagnie, que j’ai vécu des « histoires » avec eux que j’ai parfois retirées à la relecture, que je connais leur densité, leur biographie, celle qui s’est créée pour les besoins de l’écriture. On peut, mais il n’y a rien d’obligatoire là-dedans parce que l’essentiel reste l’histoire et le style pour la raconter. De quoi témoignent ces personnages ? Que nous disent-ils du monde dans lequel on vit ? Comment l’incarnent-ils ? En quoi leurs errements nous renvoient à nos propres questionnements ? Je crois que c’est ce qui m’intéresse avant tout, bien davantage que le processus secondaire d’identification que l’on impose au lecteur. Identification n’est pas empathie. En tant que lecteur, je ne supporte pas l’injection d’identification. Mais je me réserve le droit d’aimer un personnage ou de m’y intéresser, même un salaud de la pire espèce, parce qu’il m’oblige à revoir ma façon de penser la monde. En théorie et en tant que lecteur. En pratique et à l’écriture, c’est évidemment plus compliqué.

Pour aller plus loin

Ils ont voulu nous civiliser chez son éditeur, Flammarion.