Nous avons rencontré Audrey Gloaguen avec SEMIA, paru chez Folio, au festival Lire en Poche. Voici un bref retour, sous forme de questions-réponses avec l’autrice, sur cet excellent premier polar aussi passionnant qu’inquiétant.
Du réel à la fiction
Audrey Gloaguen, comment passe-t-on du documentaire au polar ?
Audrey Gloaguen : Le réel dans le documentaire a une puissance narrative incroyable mais il contraint aussi énormément. La littérature, c’est ma bulle d’oxygène. Partir dans la fiction m’a donné énormément de liberté intellectuelle. Maintenant que j’y ai goûté, pas question de m’arrêter ! C’est ma dope (rires).
Quelles ont été les facilités ou les difficultés liées au changement d’écriture ?
Au départ, c’est justement le fait de se départir du réel qui m’a causé des difficultés. Mais lorsque j’ai trouvé la clef et accepté de me libérer, de croire en ma puissance créatrice, cela a été extraordinaire. Je me souviens précisément de ces premières fois où j’écrivais des scènes totalement inventées. Je voyais tout se dérouler devant mes yeux, jusque dans les moindres détails – un tableau sur un mur, la couleur d’une moquette. C’est un sentiment très puissant.
Votre livre met en scène le personnage de Manhattan Caplan : « Sur sa carte professionnelle il est écrit que Manhattan est journaliste. Il serait plus correct de mentionner qu’elle est une ouvrière fabriquant du sujet « flic » au kilomètre sur la ligne de production. » Vous avez connu cette tristesse du métier ? Et vu monter cette précarisation du métier ?
J’ai travaillé dans une boite de production qui faisait des « sujets flics » mais je n’en ai pas réalisé personnellement. En tout cas, j’ai côtoyé cet univers et cette tristesse du métier. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle beaucoup de journalistes quittent ce métier. Ils en ont marre de fabriquer du contenu grossier voire trafiqué pour racoler. C’est grave pour la profession et inquiétant pour l’information. Il y a aujourd’hui trop de chaînes et trop de contenu à produire. La télévision est devenue un robinet à info, une usine à gaz. Par ailleurs, si ce genre de reportage perdure sur les antennes, cela signifie que ça fait de l’audience. Que faut-il en conclure ? Je ne sais pas.
J’ai par ailleurs travaillé dans une boite de production qui pratiquait abondamment le formatage. Cela me déprimait, intellectuellement parlant. C’est à cette période que j’ai commencé à écrire SEMIA, pour libérer mon cerveau qui s’asphyxiait. Lorsqu’un jour mon mari m’a dit : « Tu es en train de te faner, il faut que tu quittes cette boite ! », ça a été le déclic. J’ai donné ma démission et je me suis lancée à corps perdu dans l’écriture de mon roman.
Nous en parlions à Lire en Poche, lors de votre rencontre avec Melvina Mestre, cela fait du bien dans ce milieu encore fortement porté par les archétypes masculins – malgré différentes plumes brillantes – de voir des femmes héroïnes ou protagonistes principales… Comment s’est fait votre choix de Manhattan Caplan ?
Je ne me suis pas posée la question un seul instant. Il était évident pour moi que le personnage principal de SEMIA serait une femme. Je me sens plus légitime, plus à l’aise pour raconter les émotions féminines que masculines – pour le personnage principal en tout cas. Et dans la période de renouveau féministe que nous vivons, je suis convaincue que c’est avant tout aux romancières d’écrire des personnages de femmes. Je suis assez agacée d’entendre aujourd’hui des romanciers dire : « J’ai voulu écrire cette fois un personnage féminin ». Non seulement c’est souvent un effet d’aubaine mais en plus, cela veut dire qu’une nouvelle fois le patriarcat tente de voler aux femmes leur place.
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SEMIA, la vie « online »
Dans votre roman on voit bon nombre de gens inscrit sur Fate : « En vrai le réseau s’appelle Tackle Fate. Traduction : Forcer le destin. Pour être inscrit il faut accepter d’être géolocalisé en permanence par son smartphone. Un vrai fil à la patte. Il faut aussi être d’accord pour être contacté par tous les utilisateurs du réseau qui se trouvent dans un rayon d’un kilomètre. Intrusion maximale. Sur Fate, tout le monde est un point bleu et clignotant sur une carte. » Vous analysez l’importance des réseaux dans la vie des gens (l’idée d’avoir une vie online « formidable » par exemple). Est-ce le point de départ de ce livre ?
Tout à fait. L’embryon du roman s’est formé à une terrasse de café parisienne, il y a plusieurs années. C’était le tout début de Facebook. J’étais avec des amies et je me suis surprise à prendre en photo mon verre pour ensuite faire un post en disant que je passais une super soirée en bonne compagnie, en me géolocalisant. Je me suis sentie ridicule d’avoir fait ça. C’était la première fois que je mettais en scène « ma vie rêvée ». Je ne le fais plus. Ou alors en utilisant une bonne dose de second degré et d’humour ! Mettre en scène sa vie n’est pas très intéressant. Sans compter que c’est extrêmement chronophage. J’ai mieux à faire (rires).
Et cette étude que vous attribuez au docteur Tenenbaum (à la lecture de ce nom, nous penserons toujours à La Famille Tenenbaum de Wes Anderson), où l’avez-vous trouvée ?
« Face à ses rythmes infernaux, les salariés mentent de plus en plus. Technique de survie. Au bureau ou sur les réseaux sociaux, l’imposture est partout. La société crée chaque jour des nouveaux escrocs. Pas des bandits de grand chemin mais des escrocs du quotidien. »
J’avais lu l’étude d’un neuroscientifique américain, quelques années auparavant. C’était le tout début de la recherche sur l’intelligence artificielle. Je trouvais ça complètement dingue et flippant ! Quant à « Tenenbaum », rien à voir avec le film ! Je ne sais plus comment est née l’idée de ce nom. Dans le roman, le Dr Tenenbaum est psy. Sans doute un hommage à ma psychologue qui m’a beaucoup aidée à me libérer de tous mes carcans et à m’accepter. Mais ma psy n’a pas de mari pervers narcissique, elle ! Enfin, je ne crois pas (rires).
Et on voit tout le travail fait pour que les gens n’en sortent pas. Vous qui êtes réalisatrice, ça nous fait penser à l’excellente série documentaire Dopamine sur Arte.
Je n’ai pas vu cette série mais je vais m’empresser de la regarder !
Et puis SEMIA, comment en parler sans rien dévoiler ? SEMIA qui fait penser à Minority Report, de Philip K. Dick, et qui rejoint différentes préoccupations « numériques » abordées récemment, entre autres, par votre collègue Jacques Moulins avec son excellente trilogie à la série Noire ou l’auteur polonais Jakub Szamalek traduit chez Métailié. Vous, quelles ont été vos sources d’inspiration ?
Lorsque j’écris, j’essaie de ne pas m’inspirer des autres écrivains. J’ai toujours peur de copier les uns ou les autres. Je cherche à être moi, juste moi. Sans compter que si je pense trop aux grands romanciers que j’admire, je suis saisie par mille injonctions et ça me bloque ! C’est contre-productif. Brancusi, qui a travaillé un mois comme apprenti sculpteur dans l’atelier de Rodin, a dit : « Rien ne pousse à l’ombre des grands arbres. » J’aime beaucoup cette phrase. Il est bon de côtoyer les grands, de s’en inspirer (un peu), mais il faut rapidement tenter de tracer son propre chemin. Je lis donc les grands écrivains avec beaucoup d’admiration mais ensuite, j’essaie de passer à autre chose. Même si parfois, il est difficile de ne pas se sentir écrasée par l’immense talent de certains. Je me souviens avoir été renversée par la densité de l’univers et de l’écriture de Maurice Dantec dans Les Racines du mal. C’est l’un des plus grands romans noirs que j’ai pu lire. Même chose pour la puissance du récit de McCarthy dans La Route. Ce roman m’a décontenancée et bouleversée. J’aime les univers denses et très sombres.
Nous ne pourrons faire abstraction de la question classique, mais d’où vous est venue cette idée de début ? Surtout, comment avez-vous découvert ce sujet sur le suicide au Japon ?
Je me souviens avoir été interloquée en voyant que sur Facebook, des gens parlaient aux personnes décédées. Vous avez sans doute vu ça, vous aussi. Quelqu’un meurt, son profil Facebook reste actif et les gens se mettent à lui parler en postant des commentaires, comme si la personne était encore vivante. L’idée de relier des défunts à un réseau social est née comme ça. Quant au thème du suicide en particulier, c’est une question qui, très jeune, a traversé ma vie familiale… L’idée s’est imposée d’elle-même. Ensuite, la puissance de la fiction est entrée en scène. J’avais envie d’écrire une scène frappante pour le début du roman. L’idée d’un suicide collectif en plein cœur d’un centre commercial a pris forme et j’en ai fait l’intrigue du roman. Concernant les suicides collectifs au Japon, j’avais lu le portrait d’un Japonais qui surveillait une falaise où des gens venaient se suicider. Cet homme m’a inspirée pour créer l’un des personnages du roman. Je me suis ensuite beaucoup documentée sur le phénomène des suicides collectifs au Japon. Réalité, fiction, réalité, fiction… Pour moi, l’écriture d’un roman se fait dans le vacarme de tous ces allers-retours.
Pour aller plus loin
SEMIA chez Folio
Le documentaire Les Fantômes du pétrole, écrit et réalisé par Audrey Gloaguen, Prix PFDM (Pour les Femmes dans les Médias) au FIPADOC 2023
La série documentaire Dopamine sur Arte