Dans cette seconde partie de l’interview d’Andrée A. Michaud, l’auteure québécoise nous parle plus en détail de Tempêtes et Rivière tremblante publiés chez Rivages.
Lire la première partie de l’entretien : Interview avec Andrée A. Michaud : Bondrée et Lazy Bird
Rivière tremblante
Si le roman Bondrée était placé dans un lieu précis, Rivière tremblante est dans un lieu fictif. Quel rapport entretenez-vous avec le lieu de vos intrigues ?
Je dois d’abord préciser que, si Bondrée existe, j’en ai sensiblement modifié la configuration pour les besoins du récit, car la Bondrée que j’ai connue ressemblait davantage à celle où a vécu Pete Landry. À l’époque où j’ai découvert cet endroit, il n’y avait que deux ou trois camps de chasse autour du lac, pas de petites familles qui s’y retrouvaient durant l’été, pas de cris d’enfants qui résonnaient contre la montagne.
En général, je procède ainsi, je pars d’un lieu qui existe et je le transforme pour qu’il se conforme à l’intrigue que j’ai l’intention d’y créer. Je pourrais vous faire visiter la plupart des lieux qui m’ont inspirée, mais il y a fort à parier que vous ne reconnaîtriez qu’en partie les lieux où se déroulent mes romans.
Dans votre livre Marnie dit :
« Si j’étais restée là-bas, les sorcières auraient continué à ne pas exister, les hiboux seraient demeurés dans la forêt et j’aurais mené la vie d’une femme semblable à toutes les autres, avec son drame à elle et sa peur de l’orage. Mon retour à Rivières-aux-Trembles a mis un terme à cette insouciance fabriquée de toute pièce. »
Elle va plus loin avec ce « pouvoir d’attraction morbide de certains lieux »… vous nous en dites plus ?
Je crois aussi que le lieu, tout comme la température ou la saison qui accueille l’intrigue, de même que la présence plus ou moins envahissante de la végétation, exerce une réelle influence sur l’histoire. C’est pour cette raison, d’ailleurs, que je me représente mentalement le lieu où l’histoire va prendre place avant d’imaginer l’histoire elle-même, car c’est ce lieu, son plus ou moins grand isolement, sa plus ou moins grande force d’attraction, qui vont déterminer cette histoire et ses ramifications.
Dans Arrêtez-moi là, Iain Levison explique comment sous la pression médiatique les enquêteurs se satisfont pleinement du premier venu présentant les conditions pour être le suspect idéal, ce que l’on retrouve dans Rivière tremblante… Qu’en pensez-vous ?
Je ne suis pas une spécialiste de la question, mais, pour m’intéresser à certains drames que l’on appelle absurdement « faits divers », ainsi qu’au cours de la justice dans quelques cas précis, je crois en effet que, dans certaines circonstances particulières, les personnes qui doivent en principe appliquer cette justice préfèrent répondre à des impératifs d’ordre politique, racial, religieux ou personnel, à une éthique très floue qui fait passer des intérêts particuliers avant l’intérêt commun ou qui, tout simplement, sont aveuglés par leur stupidité ou par leur volonté de faire à tout prix triompher une théorie ou une hypothèse qui ne repose sur rien de tangible. Nous n’avons à ce propos qu’à penser aux Central Park Five, ces cinq jeunes Noirs accusés en 1989 de l’agression et du viol d’une femme blanche dans Central Park. Nous le savons maintenant, non seulement ces jeunes n’étaient pas coupables, mais ils ont eu droit à une parodie de la justice en raison de leur race et parce qu’il fallait à tout prix, ici au prix de cinq jeunes vies, trouver un ou des coupables.
La situation est sensiblement différente dans Rivière tremblante, mais nous avons ici affaire à la même stupidité, au même manque de discernement et à la même cruauté, car accuser sans la moindre preuve une enfant elle-même marquée par le drame relève d’une profonde cruauté et du refus d’admettre qu’il n’est pas toujours possible de trouver le coupable d’un crime ni même d’expliquer ce crime. Dans Rivière tremblante, les gens ont besoin d’une coupable pour faire taire, peut-être, leur propre culpabilité, ou pour donner libre cours à leur mesquinerie, et je pense ici à ce qu’on appelle le schadenfreude, soit la « délectation malsaine du malheur d’autrui ». C’est un peu cela qui est à l’œuvre dans Rivière tremblante, ce plaisir que l’on peut ressentir à blesser l’autre, souvent le plus faible, souvent celui qui n’a pas les moyens de se défendre et qui restera marqué à jamais. La médisance, on le sait, a nourri bien des bigots.
Tempêtes
Tempêtes, votre dernier roman est un livre sur la folie, d’où est venue cette idée ?
En fait, à peu près tous mes livres traitent de la folie, quoique ce thème occupe une place encore plus marquée dans Tempêtes. Dans ce cas, c’est l’homme de pierre ou de bois qui hante les alentours de la maison de Marie Saintonge, de même que cette montagne qui semble vouloir happer tous ceux qui s’en approchent, qui ont été les déclencheurs. Depuis longtemps, j’étais fascinée par cette montagne et, peu avant que je mette à l’écriture du roman, cette fascination s’est accrue : il me fallait à tout prix raconter une histoire qui se déroulerait au pied de cette montagne, une histoire où sa puissance magnétique attirerait et repousserait à la fois mes protagonistes et servirait de cadre à la folie qui s’empare peu à peu d’eux.
Le type de folie dont je parle dans Tempêtes est une folie liée à la pression des lieux et à celle des événements qui s’enchaînent et brisent les repères du quotidien. Mon intention, en bref, était de faire de cette folie la base d’un roman qui nous entraînerait dans l’horreur et montrerait comment il est possible de perdre pied quand la nature et les conséquences de ses intempéries, entre autres, vous acculent au pied du mur.
Vous savez, la nuit, les objets peuvent prendre des dimensions étranges, vous donner l’impression qu’ils se métamorphosent en créature.
Et comment avez-vous géré cette montée progressive de la folie chez vos protagonistes ?
Difficile à dire. Tout cela vient avec l’écriture, avec la montée dramatique des événements : le côté hostile de la maison dont a hérité Marie Saintonge, le suicide de son oncle, la tempête, la panne d’électricité, puis la survenue de cet étranger, Franck, perdu dans la tempête. De l’autre côté de la montagne, Ric Dubois a pour sa part affaire à une série d’événements étranges et, surtout, à l’accumulation des morts suspectes durant les orages qui ébranlent ce secteur. Ce sont tous ces éléments qui, mis ensemble, m’ont permis de pousser mes personnages dans ces zones où la folie guette.
D’où vous sont venus tous ces dessins, ces personnages de bois d’allumettes ou de boue qui hantent le livre et les protagonistes ?
Les bonshommes-allumettes se sont un peu présentés à moi sans que j’aie prévu leur apparition. Il me fallait des signes, des traces de la folie, et ces personnages rudimentaires, qui appartiennent normalement au monde de l’enfance, mais peuvent devenir inquiétants si on les associe au monde adulte, m’ont semblé à même de pouvoir exprimer des émotions brutes. Quant à l’homme de pierre ou de bois, je l’ai imaginé au cours d’une balade nocturne dans le sous-bois, derrière chez moi. Vous savez, la nuit, les objets peuvent prendre des dimensions étranges, vous donner l’impression qu’ils se métamorphosent en créatures nées de l’immobilité des arbres ou de la respiration de la forêt. Quand j’ai aperçu ce tronc d’arbre coupé qui ressemblait à un homme, j’ai su que, tout comme la montagne, il entrerait dans mon récit.
Un mot, enfin, sur les grésillements de cette radio qui annonce les morts survenues dans la région. Cette radio étant le seul lien de Marie Saintonge avec l’extérieur, il me fallait donner un aspect quasi irréel à la voix et aux propos de l’homme qui s’adresse à Marie par l’entremise de cette radio, cela en vue de signifier que ce qui a l’apparence d’un pont la reliant l’extérieur confine davantage Marie dans son isolement et accroît sa perte de repères.
Il y a deux grandes parties, « Blizzard » et « Orages ». Comment avez-vous décidé la construction du livre ?
Pour être honnête, au moment où j’ai commencé l’écriture de Tempêtes, j’avais deux idées de romans en tête, l’un qui se déroulerait l’hiver, durant une tempête, et l’autre qui aurait lieu en juillet, pendant une période où les orages seraient particulièrement fréquents. Comme je passais sans cesse d’un manuscrit à l’autre et n’arrivais pas à décider sur laquelle de ces deux histoires je voulais réellement travailler, j’ai décidé de les combiner, parce que plusieurs fils narratifs me permettaient de raconter ces histoires en parallèle : la montagne, les tempêtes — qu’il s’agisse des orages de juillet ou du blizzard de mars —, la montée progressive de la folie, l’isolement de mes personnages.
Et comment vous sentiez-vous lorsque vous avez mis le mot FIN à ce roman ?
Soulagée, bien sûr, mais également troublée par une forme de sentiment d’inachèvement. Ce sentiment, toutefois, n’est pas propre à Tempêtes. Chaque fois que je termine un roman, je ressens l’impression, même si j’ai travaillé à m’en arracher les cheveux, que je n’ai pas assez donné, que certaines choses auraient pu être dites ou rendues autrement, que j’aurais pu pousser plus loin. Et cela est vrai car, quel que soit le roman, la trame narrative aurait pu, dans tous les cas, être construite différemment, prendre une autre direction, s’appuyer sur d’autres bases mais, si on s’arrête à ce genre de considérations, jamais on ne posera le point final, jamais on n’écrira le mot FIN. C’est probablement mon perfectionnisme, ici, qui est en cause, et mon intransigeance : je ne me passe rien, même pas une innocente virgule qui pourrait avoir l’air douteuse. Il faut toutefois, un jour ou l’autre, se dire voilà, c’est fini, si on ne veut pas récrire en boucle le même roman et travailler toute sa vie sur un texte dont on ne verra jamais l’aboutissement.
Pour aller plus loin
Andrée A. Michaud chez son éditeur québécois, Québec Amérique, et français, Rivages