Interview avec François Thomazeau – Marseille Confidential

François Thomazeau

Hyper actif dans le domaine du polar il y a quelques années, François Thomazeau avait disparu de nos radars. Il revient chez Sang Neuf, avec une grosse fresque historique, Marseille Confidential, bien évidemment l’occasion pour nous de lui poser quelques questions.

 

Alors, François, qu’avez-vous fait ces dernières années – même si la liste de vos publications en fin de roman nous donne quelques pistes ?
J’ai écrit, beaucoup écrit, mais pas forcément des polars, même si j’avais sorti en 2012 Les Anneaux de la honte chez l’Archipel, qui était déjà un roman noir situé en 1936. C’est une année qui m’inspire. J’ai aussi continué à faire un peu l’éditeur à l’Écailler, où nous avons encore déniché des beaux talents entre 2010 et 2013 (Marie Neuser, Marie Van Moere, Gipsy Paladini…) avant de lever le pied. J’ai aussi joué les traducteurs avec pas mal de plaisir, notamment pour Hugo & Cie.

François Thomazeau

Pourquoi ce retour au noir ?
La question est plutôt pourquoi j’avais arrêté. Je pense qu’on a tous ressenti qu’il y a eu un tournant générationnel, que le noir français s’est essoufflé, sans parler de la vogue du polar marseillais ! Il y a eu cette vague des thrillers avec laquelle je ne me sentais pas du tout en phase, même si ce n’est pas désagréable à lire. Mais bon, un tueur en série, ça va, trois… J’ai préféré écrire sur d’autres choses, sur la musique notamment. J’avais un gros sentiment de répétition, de tourner en rond. Et puis c’est comme tout, l’envie est revenue. C’est quand même le genre qui m’a nourri (dans tous les sens du terme).

Marseille Confidential

A l’origine de ce roman, il y aurait une histoire avec James Ellroy ?
Oui. Ellroy est venu à Marseille en mai 2015 pour faire la promo de Perfidia et le libraire qui l’avait invité m’a demandé de le « chaperonner » à Marseille parce que je parle bien anglais. Ellroy n’avait aucune envie ni besoin d’être chaperonné, mais j’ai découvert un mec exquis, très drôle, loin de l’image qu’il donne de lui-même. Je pense que son humour particulier est parfois « lost in translation ». Mais on a pas mal discuté et il m’a dit, ce qu’il a répété par la suite au cours d’une conférence, que s’il était Marseillais, il aurait écrit « Marseille Confidential ». J’ai pris ça un peu comme un défi. Et du coup, un jour où je bloquais sur un autre projet, je me suis dit que j’allais le prendre au mot et relever le gant. Le bouquin s’est écrit très vite, comme si ça coulait de source. Après, l’idée n’était pas de faire un « à la manière de », ou d’essayer d’écrire comme Ellroy. Mais de partir sur les mêmes principes de mêler histoire et roman et de tenter de remonter aux racines du mal qui gangrènent une ville. Le risque est bien sûr que les lecteurs se mettent à faire des comparaisons qui, forcément, seraient à mon désavantage. Donc, c’est un roman inspiré PAR Ellroy, mais pas du tout inspiré D’Ellroy.   

Comment avez-vous travaillé la partie historique ? Car on sent le travail de documentation, et on voit votre talent d’auteur qui ne se contente pas de cracher sa doc, mais s’en sert habilement pour donner corps à son roman.
Je n’ai pas eu trop besoin de la travailler parce que j’ai déjà écrit pas mal de bouquins historiques sur Marseille, que je suis passionné par les années 1930 et que tout le contexte historique, je l’avais déjà digéré sans avoir besoin de me plonger dans les archives Ça aide à ne pas trop ramener sa science. Par ailleurs, on est vraiment dans un domaine où la réalité dépasse la fiction. Il y a des scènes hallucinantes, comme le meeting politique où les mitraillettes des voyous répondent aux fusils des syndicalistes, qui se sont réellement produites. J’ai très peu inventé.  

Loin d’être manichéen, ce livre est une histoire de flics qui « tentent chaque jour de rafistoler la frontière du bien et du mal »…
C’est impossible d’être manichéen à Marseille. Surtout à cette époque. J’ai toujours pensé que le noir devait avant tout être un dégradé de gris. Je pense sincèrement que nous sommes tous pourris. Mais en même temps tous humains. Ça va de pair. Et à Marseille dans les années 1930, la pourriture et l’humanité cohabitaient, vivaient côte à côte, la main dans la main. Je ne suis pas un militant, c’est peut-être ce qui me rapproche d’Ellroy. Je ne crois pas à la pureté et ceux qui plaident pour la pureté absolue me font peur, ce sont des totalitaires, ce sont souvent les pourris ultimes.

J’ai toujours aimé les intrigues à tiroirs, les structures en forme de mosaïque. Et ça colle bien avec Marseille, qui est une ville éclatée, composite, où les points de vue sont divergents et complémentaires, les vérités diffuses.

Mais on est loin de la simple histoire de flics, il y a aussi d’excellents méchants « Les voyous ne sont pas de droite ou de gauche. Ce sont des opportunistes »…
C’est exactement ça. C’est ce qui rend l’histoire de Marseille particulière et instructive. Dans les années 1920 et 1930, tous les hommes politiques marseillais – peut-être à l’exception des communistes – sont liés à la pègre, qui joue le rôle de service d’ordre, d’agents électoraux. Les deux mondes se nourrissent l’un de l’autre et c’est ce qui rend cet univers fascinant. Qui sert les intérêts de l’autre ? Qui gère vraiment la ville ? Les politiques ? Les gangsters ? Où est la différence ? Ce qui est intéressant, bien sûr, c’est de se poser la question de ce qu’il en reste aujourd’hui.

Et on voit ces truands collaborer avec la police « Mais la bonne marche de nos affaires exige le maintien de l’ordre, monsieur l’inspecteur »
C’est tout à fait exact. Je cite l’affaire de l’enlèvement du petit Malméjac, en 1935. Les gangsters avaient mené l’enquête pour retrouver le gamin en collaboration avec la police, pour éviter que celle-ci mette trop le nez dans leurs propres affaires. Et à l’époque de la prostitution et des bars à filles, les voyous avaient intérêt à ce que la petite délinquance soit minime pour que les bons bourgeois n’aient pas peur de sortir et de fréquenter leurs établissements. Contrairement à ce qu’on pense, les mafieux sont des vrais partisans de l’ordre établi.  

Il y a aussi, entre autres, un journaliste, des femmes, des syndicalistes, le poids de l’Histoire… Comment avez-vous agencé tout ceci ?
J’ai toujours aimé les intrigues à tiroirs, les structures en forme de mosaïque. Et ça colle bien avec Marseille, qui est une ville éclatée, composite, où les points de vue sont divergents et complémentaires, les vérités diffuses. Ellroy fait la même chose. C’est un procédé à la mode depuis Dos Passos. Et ça me convient mieux que les récits linéaires. Surtout lorsqu’on a l’ambition de peindre une « fresque » sur une époque.  

On y voit des flics dépassés, sans moyen de lutter contre le banditisme et votre livre a des résonances très actuelles, pas qu’à ce sujet, d’ailleurs…
Oui, les flics des années 1930 ont les mêmes problèmes, les mêmes dilemmes que ceux d’aujourd’hui. Ils ont déjà leurs ripoux, comme dans l’affaire Neyret, et les plus efficaces ne sont pas forcément les plus intègres. Ils n’ont pas de moyens, sont trop politisés ou pas assez. Mais ils restent, comme dans beaucoup de polars, les ultimes remparts d’une forme de « justice » ou de « morale » dans un environnement qui, des gangsters, aux politiques, n’a ni l’une ni l’autre. Après, il va de soi que j’ai écrit ce livre pour un lectorat de 2018, et que je pense que les années 1930 ressemblent beaucoup aux nôtres. Ce sont des années d’avant guerre.

François Thomazeau

L’esprit marseillais

Naturellement, votre livre se passe à Marseille, je vous laisse commenter quelques ( il y en aurait tant) phrases du roman :

« La vérité n’avait pas de camp. Voilà pourquoi Marseille était la ville de la galéjade et du faux-semblant. »
C’est ce que je viens de dire. En tant que journaliste et écrivain, je traque LA VÉRITÉ depuis plus de trente ans. Et pour l’avoir beaucoup fréquentée, côtoyée, traquée, choyée, je peux vous dire la vérité : elle n’existe pas plus que le dahu ou le croquemitaine. C’est comme la liberté et le bonheur, c’est une quête, rien d’autre.

« C’était leur ville. Elle était comme ça. Et pour tout dire, ils s’en foutaient. »
Ça résume pas mal l’esprit marseillais. Et sans doute l’esprit méditerranéen, voire au-delà. Le fatalisme. J’ai toujours été frappé par le cynisme naturel des habitants de cette ville. Ici les gens ne cherchent pas à changer le monde, plutôt à l’apprivoiser, à en tirer le maximum.

« La vie politique marseillaise avait atteint un niveau de violence inédit depuis la commune »
C’est assez paradoxal, mais en effet, il y a un lourd fatalisme ici, une capacité à accepter l’inacceptable et en même temps une grande violence sous-jacente. Elle est moins là pour changer le monde que pour se l’approprier. Les Marseillais sont des révoltés – cf La Marseillaise et la Révolution française – ils ont eu leur Commune de Marseille en même temps que la Commune de Paris, mais l’idée était moins de changer les choses que d’être maîtres de leur destin. Je crois qu’il y a à Marseille des luttes de pouvoir et des jeux de domination perpétuels, mais dans un tout petit périmètre. On se dispute d’autant plus violemment le gâteau qu’il est petit.

« Cette Corse d’outre-Mer »
J’ai employé cette expression pour parler du quartier du Panier dans ces années d’avant-guerre, qui recréait presque à l’identique les particularismes villageois de la Corse. On est en pleine naissance, en plein établissement de ce « milieu corso-marseillais » qui va jouer un rôle fondamental dans l’histoire occulte de la France jusqu’à nos jours. C’est ce milieu corso-marseillais qui va inventer la French Connection, qui va jouer un rôle non négligeable dans la Résistance comme dans la collaboration, exécuter les basses besognes de la Françafrique, fournir les barbouzes du gaullisme, les bataillons du SAC et dont l’influence va perdurer jusqu’aux milieux nationalistes d’aujourd’hui. C’est une histoire fascinante qui reste largement à écrire.

Pour finir, James Ellroy a fait Le quatuor de Los Angeles, sera-ce pareil pour vous ?
J’espère. Dans mon esprit, ce roman est vraiment le premier volet d’une trilogie que j’aimerais mener jusqu’à la Guerre d’Indochine. C’est presque le chapitre d’exposition d’une histoire qui va encore se développer et prendre un tour encore plus tragique avec la guerre et l’après-guerre. Je sais pertinemment ce que vont devenir les personnages de ce roman, parce que pour la plupart ils ont vraiment existé. J’écrirai donc certainement un jour les deux volumes suivants. Mais c’est le succès du premier qui décidera si mon éditeur bien aimé souhaite publier ou non une suite.

 

Des choses à ajouter ?
Je voulais juste insister sur le rôle des femmes dans ce livre. On pourra me reprocher le fait que les trois principaux personnages féminins qui apparaissent dans le roman sont de près ou de loin liés à la prostitution. C’est le milieu, le contexte et l’époque choisis qui veut ça. Mais je trouve qu’elles apportent les rares lueurs d’espoir dans cette atmosphère lourde et noire. Elles ne sont pas indemnes de la putréfaction générale, mais sont de loin celles qui conservent le plus d’humanité. Je crois, sans idéaliser et sans généraliser, que c’est assez vrai des femmes du monde dans lequel nous vivons.  

Pour aller plus loin

François Thomazeau chez Sang Neuf.