La sortie d’un nouvel Hervé Le Corre est toujours un événement : l’auteur se renouvelle sans cesse, changeant de style, de personnages, passant du noir au très noir… rencontre avec un homme aussi passionnant à lire qu’à interviewer.
Hervé Le Corre, cela fait quelques temps que nous n’avions pas discuté et j’aime à chaque nouvelle interview que nous revenions sur votre ancien titre… Alors, Après la guerre ?
Après la guerre, contrairement à ce que d’aucuns pourraient écrire dans leurs romans, c’est souvent la paix. De l’agitation sympathique autour du bouquin, puis du répit, et l’écriture d’un nouveau livre. La vie, quoi.
Et, beauté d’un homme à succès, les éditeurs se penchent sur son passé ce qui a donné lieu à la réédition de Du sable dans la bouche chez Rivages et Tango Parano chez Points…
Pour ce qui est de la réédition de Du sable dans la bouche, j’en suis content, ça permet à ce bouquin passé inaperçu à l’époque de reparaître encore, après son revival chez Pleine Page/L’Ours polar. Pour ce qui est de Tango Parano, Points-Seuil a négocié avec In8, où le bouquin s’était lamentablement vautré (In8 avait fait du bon boulot, rien à dire !), et là encore je trouvais bien que le livre ait une deuxième chance. Il est clair qu’en commerçants avisés Points-Seuil a exploité grossièrement le succès d’Après la guerre (et le travail de Rivages sur le bouquin) avec ce bandeau tape-à-l’œil sur la couverture. Bref. Je ne sais pas trop où en sont les uns et les autres. Pour l’instant, aucune des deux parties n’a la correction de m’informer de quoi que ce soit. Je vais sûrement m’énerver un de ces jours…
Le titre de votre nouveau roman est magnifique, mais n’avez-vous pas peur de donner trop de clés de lecture à vos lecteurs ?
Non. De toute façon, il me semble qu’on flaire l’embrouille assez vite, on sait que l’affaire va mal tourner. Après, les petits malins pourront jouer aux devinettes, si ça les amuse… Je ne donne pas dans les intrigues sophistiquées, pleines de rebondissements et de chausse-trappes, je suis nul en scénario. Ce qui m’intéresse surtout ce sont les ambiances, les personnages, le rapport qu’ils entretiennent avec la violence et la mort.
Comment est né ce nouveau livre ?
D’un fait divers lu dans le journal. De ma gamberge depuis quatre ou cinq ans là-dessus.
J’ai interviewé Anne Bourrel il y a peu et à propos de son premier livre, je parlais d’un livre d’attente écrasé par la chaleur… Pensez-vous qu’on puisse dire la même chose à propos de Prendre les loups pour des chiens ? et pourriez-vous développer « attente » (Franck à mes yeux) et « chaleur » ?
Oui, évidemment. On crève de chaud dans ce satané bouquin. Je témoigne ainsi, d’une certaine façon, du réchauffement climatique, non ?
Attente et chaleur ? Euh… Oui, Franck attend son frère, certes, mais pendant cette attente il tombe dans un piège, une sorte de roncier où chaque geste qu’il fait pour s’en dégager le retient plus encore. La chaleur rend la chose plus accablante, plus pénible… et exacerbe les sens, la sexualité.
Et l’adjectif que nous pourrions donner à votre livre est « poisseux », comme savent très bien le faire les Américains avec leurs huis-clos ruraux…
Poisseux, torride, aveuglant. Ça renvoie à ma réponse précédente. Les Américains écrivent ce genre de choses depuis fort longtemps, de Faulkner jusqu’à Larry Brown et quelques autres que j’admire aussi. Quant à l’étiquette « polar rural » elle m’agace un peu. Un roman noir vaut par sa noirceur (porte ouverte n°1 enfoncée) et par son écriture (n°2 idem). Le reste : ville, banlieue, cambrousse, c’est du décor qu’on essaie de mettre en harmonie avec les personnages et l’intrigue. Il en irait tout autrement si l’on écrivait du roman paysan, avec un lien très particulier à la terre, aux éléments naturels. Pour tout dire, le seul qui, dans la lignée de Giono, sait dire cet enracinement-là c’est Franck Bouysse (parmi ceux que j’ai pu lire ces derniers temps).
J’ai le souvenir d’une interview à propos de L’Homme aux lèvres de Saphir où vous évoquiez votre attachement aux personnages, là, cela semble assez restreint, non ?
Dans L’homme… le côté feuilletonnant, aventureux, rendait facile la fabrication de personnages généreux, chaleureux, entiers, mais un peu archétypaux, auxquels il était aisé de s’attacher, auprès desquels il était plaisant de cheminer pendant l’écriture du roman, tout en les mettant dans des situations dangereuses.
Dans ce roman-ci, je me suis appliqué à rendre complexes et contradictoires, jusqu’à la déchirure de soi, jusqu’au bord de leurs gouffres, des personnages proches du réel. C’est un roman sans doute moins facile que L’homme aux lèvres de saphir. Je le rapprocherais plutôt des Cœurs déchiquetés. Ce sont deux romans peu confortables, probablement. Mais la littérature de confort, abondante en ce moment, c’est comme un bon canapé : on s’assoit dessus !
Ce qui m’intéresse surtout ce sont les ambiances, les personnages, le rapport qu’ils entretiennent avec la violence et la mort.
D’ailleurs, comment avez-vous travaillé vos personnages ?
Je les voulais imprévisibles, dangereux, porteurs d’une violence presque incontrôlable, sans pour autant tomber dans la psychopathie. Ça s’est fait à la longue, par petites touches. Un peu comme travaillent les sculpteurs : j’avais des formes grossières au départ, une idée vague, et j’ai tâché d’affiner le trait à petits coups de ciseau et de rabot. Et en les faisant interagir, aussi. La plus facile, cela a été Rachel. Son silence, son effarement. Le danger qui la menace. C’est un peu mon Petit Chaperon Rouge parmi ces chiens et ces loups !
Même si vous explorez là Bordeaux et la Gironde (on dira Aquitaine car il y a le Pays Basque, qui revient aussi dans ce titre), chacun de vos livres est différent et celui-ci se démarque encore par le style, encore différent, et le lieu, vous pouvez nous en dire quelques mots ?
Une précision : le Pays basque, non. Il s’agit du Béarn, la Vallée d’Aspe, pour être précis, pas loin de Gabas.
Bordeaux ? On n’y met pratiquement pas les pieds dans le livre. Une incursion, rapide, violente. Mais on se contente de contourner la ville, de dormir à sa périphérie (au bord de la rocade) ou de se perdre au loin dans des no man’s lands qui ressemblent au bout du monde.
Le style ? C’est toujours un peu la même chose depuis Les Cœurs déchiquetés. Je joue sur les temps du récit, pour travailler sur le rythme et les sonorités que ça induit, et aussi l’immédiateté, l’actualisation du récit. Ici, le passé composé et le présent.
Et puis j’aime bien écrire des scènes qui ne servent à rien dans l’intrigue, contemplatives. Dire le ciel, la lumière, les arbres. Le silence. C’est pour ces moments-là que j’écris, et tant pis pour ceux des lecteurs (il y en a !) qui trouvent que ça n’a pas sa place dans un polar, qui me reprochent parfois des phrases un peu trop longues à leur goût, ce que je trouve, disons, assez curieux.
Maintenant que ce livre est fini, qu’allez-vous faire de beau, hors votre grand tour de France des salons et librairies ?
Je vais en commencer un autre.
Vous animez régulièrement la Machine à Polar à Bordeaux, beau talent de raconteur d’histoires, pouvez-vous nous dire ce que vous avez lu de bien récemment ?
J’ai lu 14 juillet, d’Éric Vuillard ( Actes Sud). Pas un polar (on s’en fout !), simplement un grand petit livre qui narre au ras des pavés, au cœur de la foule insurgée, la prise de la Bastille. C’est magnifiquement écrit, c’est raconté avec une fougue, une élégance et un humour réjouissants. C’est un livre profondément révolutionnaire, où la vision qu’il donne du peuple est d’une superbe générosité.
J’avais déjà aimé énormément Tristesse de la terre, son récit de la prostitution forcée de la nation Sioux par Buffalo Bill et son cirque de l’Ouest, l’émergence de la société du spectacle en tant que machine à bêtifier et amnésier. Cet écrivain-là est un grand.
Sinon, Station Eleven, d’Emily Saint-John-Mandel. Puissance et finesse. Pas un polar non plus, tiens…
D’ailleurs, avec mes camarades de la Machine Polar, on se permet assez souvent des excursions hors du genre proprement dit, ou à ses zones frontières, puisque ce qui nous rassemble, hors l’amitié, est bien la passion de la littérature.
Merci bien.
Pour aller plus loin
Hervé Le Corre chez Rivages, son éditeur.