Interview Melvina Mestre : Maroc, années 1950

Melvina Mestre - Crépuscule à Casablanca - Maroc - Points - Milieu Hostile

Nous avons rencontré Melvina Mestre avec son premier polar Crépuscule à Casablanca (Points) au festival Lire en Poche, dont elle est repartie auréolée du Prix du polar Sud Ouest – Lire en Poche. Voici un entretien avec l’autrice sur cet excellent premier volet d’une série à venir.

Melvina Mestre, votre livre est dédié à vos grands-parents de Casablanca, parlez-nous de votre rapport à cette ville où vous avez grandi.
Melvina Mestre : Même si je suis née en France j’ai eu la chance de grandir à Casablanca de 8 ans à 17 ans, dans les années 1980. Il s’agissait en quelque sorte d’un « retour aux sources », car ma mère y est née en 1949. Dans mon enfance, à Nice, je me délectais des photos de famille en noir et blanc un peu « hollywoodiennes » prises plusieurs années auparavant à Casablanca. J’y voyais une ville multi-confessionnelle, qui fut moderne et avant-gardiste, et c’est précisément ce décor « hitchcockien » des années 1950 que j’ai voulu dresser en toile de fond de mon polar.
Cette pluralité de religions (musulmane, juive, catholique) était encore très présente dans les années 1980, je voulais aussi en rendre compte. Casablanca c’est pour moi : les bâtiments blancs, l’architecture art déco et Bauhaus, la mer, les avenues bordées de palmiers, des souvenirs de jeunesse dorée, la convivialité… mais aussi des inégalités sociales et sociétales extrêmes.

Melvina Mestre - Crépuscule à Casablanca - Maroc - Points - Milieu Hostile

D’où vous est venue cette idée de vous lancer dans le roman et pourquoi d’entrée de jeu une série ?
Par cet attachement, je voulais écrire sur Casablanca qui est l’autre héroïne du roman. L’idée d’une héroïne récurrente, Gabrielle Kaplan, et d’une série – si le public est au rendez-vous – permet de raconter et de construire toutes sortes d’histoires et d’intrigues en suivant en fil rouge la vie personnelle et intime de Gabrielle Kaplan et de son entourage. Le mélange de la grande histoire et de la petite histoire, avec les codes du roman policier et d’espionnage, permettent plus facilement d’embarquer le lecteur.

Comment travaille-t-on cette « fiction inspirée de réel » ? Comment mixe-t-on la grande histoire avec la fiction ?
L’affaire Lemaigre Dudreuil s’est imposée à moi. C’est en faisant des recherches sur la situation politique dans les années 1950, que je suis tombée sur ce personnage sulfureux qui trimballait en toutes circonstances sa mystérieuse serviette en cuir… Un parfait sujet pour une course poursuite façon « MacGuffin » dans le Maroc de la guerre froide pré-indépendance.

Et, vous me direz c’est le talent, mais comment faites-vous pour que toute cette documentation, ces recherches, n’alourdissent pas la fluidité du texte ?
J’avoue que le danger est de se faire déborder par la matière historique. Les différents correcteurs m’ont fait supprimer beaucoup de passages « historiques » qui nuisaient à la fluidité du récit. Grâce à eux, j’ai appris au fil de l’écriture à dynamiser le récit.

Ce qui est très intéressant, c’est cette période charnière. Tout bouge, les intérêts sont contraires, vous nous en dites quelques mots ? Les Américains, les indépendantistes, les voyous en exil, les vichystes qui ont tourné casaque en trois jours… et même le maréchal Juin…
En effet, pendant la guerre, l’administration du protectorat était majoritairement vichyste. Contrairement à ce que Michael Curtiz a voulu nous faire croire en 1942 dans le film Casablanca, qui avait pour mission de sensibiliser l’opinion publique US à l’entrée en guerre des USA, les gaullistes, tels que Rick (Humphrey Bogart) et le capitaine Renaud, étaient très minoritaires. J’explique dans le livre que ce débarquement a été rendu possible par une poignée d’hommes basés à Alger, qu’on qualifierait de nos jours d’extrême droite, d’ailleurs… des nationalistes pur sucre et des royalistes !
Dans les années 1950, alors que la France a été libérée, notamment grâce aux troupes de l’AFN, et que le sultan a été décoré « compagnon de la libération », les Français, qui sont par ailleurs englués en Indochine, refusent d’entendre les aspirations à l’indépendance des Marocains. C’est cette période charnière que je trouve intéressante, où l’avenir des deux pays, la France et le Maroc, se met en place, dans un contexte de guerre froide où l’Oncle Sam a mis un pied en Afrique du Nord pendant la guerre …

Les Marocains (et autres) sont les grands oubliés de l’histoire de la libération de 1945 comme le dit Brahim : « la France fait exprès d’être amnésique, comme ça elle ne se sent pas redevable et peut justifier de garder ses colonies. Tactique parfaite. On parle toujours de Londres, car l’histoire gaullienne a totalement occulté la Résistance nord-africaine, mais sans eux, il n’y aurait pas eu de débarquement ! ». C’est un point important du roman, vous pouvez revenir dessus ?
Il est vrai qu’on ne met pas assez l’accent sur les rôles de l’AFN et des troupes coloniales dans la Seconde Guerre mondiale. Le film de Rachid Bouchareb, avec Djamel Debbouze et Roschdy Zem, Indigènes (2006), a permis de remettre un coup de projecteur sur cet aspect de l’histoire. J’ai étudié l’histoire contemporaine et, à moins de vouloir vraiment creuser ces sujets, on en entendait très peu parler dans les enseignements, il y a 20 ou 30 ans. C’est ce que j’appelle l’amnésie. Du reste, lorsque l’AFN entrait dans des villes ou les villages français ou italiens, pour les libérer, on mettait en première ligne les soldats blanc français et en seconde ligne les « indigènes » pour ne pas effrayer la population. C’est ce qu’on a appelé « le blanchiment » de l’armée.
Autre amnésie, dans le récit national, de Gaulle à Londres est présenté comme le seul « résistant » à l’occupation. C’est un constat a postériori. Jusqu’en 1942 et le débarquement US, les résistances étaient multiformes. En Afrique, sans des hommes comme Félix Éboué ou le général Leclerc, il avait assez peu de relais. Finalement, le débarquement allié que de Gaulle a fustigé, préparé par « les cinq d’Alger », lui a permis de prendre l’ascendant sur le général Giraud à Alger et de devenir LE représentant de toutes les résistances…

Et au milieu, Gabrielle Kaplan. Comme nous le disions lors de votre rencontre avec Audrey Gloaguen, des femmes héroïnes ou protagonistes principales, ça fait du bien dans ce milieu gangréné par les archétypes masculins et dont la représentation féminine, depuis la naissance du genre dans les années 1930, est effroyable et peine – malgré différentes plumes brillantes – encore à bouger. Comment s’est-elle imposée ?
Alors « gangréné » est selon moi un peu excessif (sourire). Du reste, lorsqu’un membre est gangréné, il faut le couper ! Disons plutôt hégémonie des personnages masculins ? Il y a eu tout de même Miss Marple, Modesty Blaise et d’autres… J’ai voulu que Gabrielle Kaplan soit féminine et bien dans son époque. Je n’ai pas voulu qu’elle soit une caricature du « privé » au féminin. Au Maroc dans les années 1950, beaucoup de femmes travaillaient parmi la communauté « européenne » : des institutrices, infirmières, secrétaires… alors pourquoi pas une détective privée ? Elle est intrépide, elle a du nez et n’a pas sa langue dans sa poche ! Une détective privée féminine illustre précisément la modernité de cette ville dans ces années.

Ce qui est intéressant aussi, c’est qu’elle est bien consciente de sa situation privilégiée, et c’est bien qu’elle le dise et en soit consciente.
Oui ! Elle-même a fui les nazis pendant la guerre pour se réfugier au Maroc. Sans prendre vraiment position, on peut supposer qu’elle est pour l’indépendance, comme son adjoint Brahim, membre du parti indépendantiste. Concernant les inégalités sociales, Casablanca avait beau être une ville moderne et superbe, c’est là qu’est né le mot « bidonville » et il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir qu’une partie de la population était miséreuse… Je ne suis pas historienne ni sociologue mais les inégalités sociales existaient avant le protectorat et perdurent de nos jours, me semble-t-il…

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Votre détective travaille avec Brahim qui est en pleine contradiction : il travaille pour une femme européenne mais il « n’aurait jamais envisagé que sa propre femme, qui restait à la maison, n’ait fut-ce que la moitié de sa liberté et de son émancipation ».
On pourrait résumer en disant qu’un Marocain + une femme « européenne » = un homme entier sous le protectorat !
Je pense en effet que beaucoup de Marocains de l’époque (et qu’en est-il de nos jours ?) n’avaient aucun problème à fréquenter des Européennes, travailler pour elles, que ce soient dans les villes comme dans les campagnes… du moment que leurs propres femmes n’en faisaient pas autant et adoptaient une conduite plus « traditionnelle », c’est-à-dire moins libérée. Après il ne faut pas non plus relire l’histoire avec nos yeux d’aujourd’hui. N’oublions pas qu’en France dans les années 1950 pour travailler ou ouvrir un compte en banque, une femme avait besoin de l’autorisation de son mari… ou de son père !

Vous êtes donc partie pour une série, savez-vous quand nous pourrons lire le second volet ?
Printemps 2024 ! Gabrielle Kaplan sera cette fois-ci embarquée dans une enquête purement fictive, mais sur un sujet de société assez « brûlant »… Je ne vous en dis pas plus ! Suspense !

Pour aller plus loin

Crépuscule à Casablanca est publié aux éditions Points