Interview Anna Raymonde Gazaille : Secrets boréals

Anna Raymonde Gazaille - Secrets boréals - Le Mot et le reste - Yves Jolivet - Roman Québec

Secrets boréals est le quatrième roman d’Anna Raymonde Gazaille, mais son premier publié en France, chez Le Mot et le Reste. Rencontre avec l’autrice québécoise et Yves Jolivet, son éditeur français.

Des romans québécois chez Le Mot et le Reste

Yves Jolivet, de quand date votre envie de publier des romans québécois ?
Yves Jolivet : Depuis mes premiers séjours au Québec, j’ai lu avec plaisir les romans et polars qui y étaient publiés, souvent conseillés par les libraires que je visitais lors de mes déplacements chez eux. Les accointances avec ce que nous développions déjà d’une façon parallèle avec nos auteurs (Kenneth White, André Bucher, Patrice Gain, Gwenaëlle Abolivier, etc.) ont fait que publier ces romains québécois devenait une évidence.

Comment cela se passe-t-il avec les éditeurs et auteurs québécois ?
Y. J. : D’une manière générale, je fais une offre d’achat de droits d’un ouvrage pour l’Europe francophone à l’éditeur de celui-ci. Puis, selon les aménagements à effectuer dans le texte pour les québécismes, nous travaillons souvent avec l’auteur directement. Ces romans, publiés depuis 2020, devaient permettre aux auteurs québécois de solliciter des aides afin de venir en France faire des tournées auprès des librairies et des salons. La pandémie a fait que ces venues ont été décalées pour début 2022.

Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce roman d’Anna Raymonde Gazaille ?
Y. J. : Nous publions des romans et polars où la nature a une place centrale et Secrets boréals, dont l’intrigue se développe dans le grand nord canadien avait tout pour s’insérer dans notre collection littérature. Il y avait aussi la force et la qualité de l’écriture d’Anna Raymond Gazaille, déployant le destin de Brigit, héroïne fugitive à la vie cabossée.

Anna Raymonde Gazaille - Secrets boréals - Le Mot et le reste - Yves Jolivet - Roman QuébecSecrets boréals par Anna Raymonde Gazaille

Anna Raymonde Gazaille, on ne vous connaît pas et vos éditeurs ne font que des présentations laconiques de vous, voudriez-vous nous dire quelques mots ou préférez-vous vous effacer derrière votre œuvre ?
Anna Raymonde Gazaille : J’ai vécu à Montréal une grande partie de ma vie. Toutefois, j’ai aussi séjourné en Europe sur des périodes plus ou moins longues, pour mes études par exemple à Paris et à Londres. J’ai été directrice de quelques organismes culturels, dont le Conseil québécois du théâtre. Et alors que je dirigeais Montréal Danse, nous faisions tous les ans des tournées un peu partout en Europe. Je dirais donc que je fréquente la France depuis de nombreuses années. Mon installation à Marseille est plus récente, mais cette ville bigarrée et foisonnante de vie m’est tout de même familière.

Ce qui frappe dans votre livre, c’est votre style. Vous avez une langue précise, très évocatrice, un sens aigu de la description de la nature. Comment travaillez-vous ?
A. R. G. : J’écris dans le silence. Parfois, une musique en sourdine, de la musique de chambre de préférence. Mon bureau est très lumineux, au 8e étage en plein ciel. Je peux donc suivre le vol des gabians, ou des choucas selon les heures. Cependant avant de laisser émerger les mots, je rêve beaucoup en marchant. Marcher m’aide à faire émerger les idées, les images. Je pense en images. Je construis parfois une scène dans ma tête avant de la rédiger. Il y a donc plein de bouts de papier avec des notes, des phrases griffonnées à la hâte. Mais comme je le mentionnais, je suis mon intuition, sans m’appuyer sur un plan. Ce sont les mots, les phrases qui entraînent les suivantes. Je peux m’arrêter sur un verbe, le mot juste, longtemps. Je pinaille beaucoup. Je dirais que je suis une pinailleuse des mots.

Anna Raymonde Gazaille - Secrets boréals - Le Mot et le reste - Yves Jolivet - Roman Québec
Anna Raymonde Gazaille © Martine Michaud

Nos connaissances en polar québécois sont rares, et peut-être ne devrions-nous pas faire de comparaisons, mais nous avons pensé à la plume d’Andrée A. Michaud… Mais entrons dans le détail. Quelle a été la genèse de ce roman qui rompt avec votre série consacrée à Paul Morel ? On y suit, entre autres, le parcours de Dana et Brigit, deux femmes fortes, mais traumatisées, comment les avez-vous construites ?
A. R. G. : Je l’avoue, j’ai été tenté par l’écriture d’un 4e volet des enquêtes de Paul Morel. J’ai même fait quelques essais. Mais le cœur n’y était pas. J’avais besoin de plus de liberté et je craignais d’être piégée par les exigences qu’entraîne une série.
J’avais dans le griffonnage de mes carnets de notes l’amorce du personnage de Brigit. Cette femme seule qui dirige son canot vers l’aval d’un lac. Également, la description d’une femme qui court dans la nuit sur une route au sein d’un paysage désertique. Ce sont ces images qui m’ont guidée. Les images nourrissent mon écriture. Elles en sont le moteur. J’y vais à l’instinct, je ne fais pas de plan. L’intrigue nait au fur et à mesure. Souvent, pas plus que le lecteur, je ne connais à l’avance les détails du dénouement. C’est parfois assez stressant, mais exaltant tout autant. Je savais seulement que je voulais traiter le ressenti des identités multiples et métissées. Dire à quel point, l’opprobre, le mépris, le racisme éprouvés dès l’enfance peuvent engendrer de souffrances, jusqu’à briser certaines personnes.

Je ne pouvais pas écrire une histoire se déroulant sur l’immense territoire de la forêt boréale sans parler de ces milliers de gens qui y habitent depuis bien avant l’arrivée des Blancs.

Dans ce roman, vous abordez les horreurs de la guerre, la traite des femmes… Mais nous sommes loin d’un manifeste, c’est subtilement amené. Comment avez-vous abordé ces thèmes forts ?
A. R. G. : Lors de la rédaction de Secrets boréals, de nombreux conflits nous étaient rapportés tous les soirs aux infos, Syrie, Centrafrique, Yémen, pour ne nommer que ceux-là. Aussi, les images de ces camps où des milliers de réfugiés s’entassaient dans des conditions sordides. Ou encore, le drame des migrants risquant leur vie dans l’espoir de franchir les portes de l’Europe. Je l’ai souvent dit et écrit, il est essentiel pour moi que mes romans soient en prise avec notre époque, ses enjeux, ses périls. Mais bien sûr, je ne rédige pas un essai, ce sont donc les personnages et leur vécu qui expriment en filigrane ces thèmes et incitent le lecteur à réfléchir sur ces sujets. Je pense que mettre en scène des êtres qui portent ces fardeaux, en imaginer l’histoire leur donne une voix.

Le roman interroge aussi l’Histoire et les rapports avec les peuples autochtones du Québec… « Ici, dans ce pays du bout du monde, le passé pèse plus que son lot d’ignominies ». Vous nous en dites plus ?
A. R. G. : La question autochtone ne faisait pas les gros titres des médias comme c’est le cas en ce moment. À l’époque, j’avais consulté quelques articles qui dénonçaient le mutisme des autorités au sujet de la disparition et de l’assassinat de femmes autochtones. Lorsque j’avais entrepris une recherche sur le sujet, j’en avais été ébranlée. Ainsi j’avais lu entre autres : « La Gendarmerie royale du Canada (GRC) reconnaît, dans un rapport datant de 2014, plus de 1 200 cas de femmes et de filles autochtones disparues et assassinées entre 1980 et 2012. Toutefois, les groupes de femmes autochtones évoquent plutôt, dans des estimations documentées, un chiffre supérieur à 4 000 » (lien vers l’article).
Cette affirmation a été par la suite étayée par des enquêtes. Je ne pouvais pas écrire une histoire se déroulant sur l’immense territoire de la forêt boréale sans parler de ces milliers de gens qui y habitent depuis bien avant l’arrivée des Blancs. La relation entre les Blancs et les Amérindiens est complexe, cela va du bon voisinage en passant par l’amitié jusqu’au racisme. C’est une réalité qu’il faut nommer.

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Parallèlement, le roman se passe aux confins de la forêt boréale québécoise, la nature y est magnifique, mais on voit bien que pour vous, et pour de nombreux protagonistes du roman, ce n’est pas juste un « beau décor ».
A. R. G. : Tout comme Montréal et ses quartiers, qui revêtent différents habits selon les saisons au cours desquelles évoluent les héros de mes trois romans précédents, je voulais que la nature de ce vaste territoire s’incarne dans le récit. Pour en dire la sauvage beauté, mes mots sont bien pauvres, car elle est puissante, elle a fait de nous ce que nous sommes en tant peuple.
« Le long hiver régente tout. Les gens de ce pays l’ont apprivoisé, sans l’avoir dompté. Il a fait en sorte de même modeler leur caractère. Ils sont patients, tenaces devant l’adversité. Ils courbent la tête et attendent que passe la bourrasque ».

Pour aller plus loin

Les précédents romans d’Anna Raymonde Gazaille sont tous parus chez Leméac, Traces (2013), Déni (2014), Jours de haine (2017), Secrets boréals (2021).

Secrets Boréals chez Le Mot et le Reste.