L’année polar 2023 a mal fini avec la disparition de Tim Dorsey, 2024 ne commence pas mieux avec celle de Jack O’Connell, auteur de cinq romans somptueux traduits chez Rivages, malheureusement trop sous-estimés.
Quinsigamond, ville imaginaire de Jack O’Connell
En 1995, choc littéraire à la lecture de B. P. 9, traduction par Gérard de Chergé de Box Nine. C’est le premier roman de Jack O’Connell, il se passe à Quinsigamond, une ville créée par l’auteur et qui sera le lieu de ses quatre autres romans. Pour les besoins de ses intrigues, l’auteur explorera différents quartiers de Quinsigamond, ville industrielle déclinante, avec une description précise, méthodique, de son architecture hors normes. Gares, buildings, quartiers mal famés dans lesquels O’Connell vous plongeait et qui lui servaient à décrire les maux et les excès de l’Amérique, un mélange de réflexions, d’anticipation, de philosophie et d’exploration de peurs. Nous avions rencontré l’auteur à Bordeaux, lors de sa dernière venue en France, et il nous avait expliqué sa passionnante cartographie de la ville – nous regrettons de ne pas avoir enregistré cette conversation.
B. P. 9
B. P. 9 met en scène la lieutenant Lenore Thomas de la brigade des stupéfiants de Quinsigamond qui enquête, entre autres, sur l’apparition du Jargon, une nouvelle drogue qui a la particularité de décupler les fonctions du langage chez ses utilisateurs mais aussi les pulsions de mort. Son frère, postier, voit d’étranges (euphémismes) choses transiter par la boite postale 9.
Tout est déjà dans ce premier roman, la ville, la prospective, l’écriture hors-normes (des récits s’enchâssent), les personnages puissants et ces lieux dans lesquels l’auteur vous force à aller.
Le grand James Ellroy en avait dit : « Beaucoup d’écrivains essaient d’exprimer l’horreur de la décrépitude urbaine. La plupart échouent. Implacable dans sa détermination à choquer le cœur et l’esprit, B. P. 9 parvient « à sonner » l’un et l’autre. » Il n’y a rien à ajouter.
La Mort sur les ondes / Ondes de choc
Vous le voyez, Quinsigamond possède des lieux étonnants et déroutants. Un de ceux-ci est le Wireless, un diner, haut lieu de la vie nocturne, dans lequel on trouve de tout et surtout, des radios ! « Malgré son nom, Wireless (TSF) n’était pas destiné à devenir le point de ralliement des fanas de radio de toute la ville, même si ses propriétaires, Mr Ferrie et Mr Most, étaient depuis longtemps des mordus de la radiodiffusion. » Mais on est loin du conte de fées, des bandes de pirates des ondes existent, l’affrontement va être sanglant, et ce n’est qu’une petite partie de l’histoire.
Ondes de choc est le moins noir et le plus posé (si on peut dire vu l’univers del’auteur) des livres de Jack O’Connell. Comme à chaque fois, plusieurs histoires cohabitent, on y retrouve l’ombre de Lenore Thomas, et une foultitude de personnages aux lubies les plus folles. C’est complètement baroque, surprenant et captivant. Il est à noter que ce livre parut la première fois sous le titre La Mort sur les ondes, traduit par Freddy Michalski. Mais la traduction ne plaisant pas à François Guérif, son éditeur, celui-ci demanda à Gérard de Chergé (le traducteur des autres livres de Jack O’Connell) de la revoir et le livre reparut sous le titre Ondes de choc.
Porno Palace
À nos yeux, un roman somptueux. On y croise Hermann Kinsky, le roi du crime de Quinsigamond, on explore le Bangkok Park et, bien évidemment, le lieu central du roman est le Porno Palace, splendide cinéma en voie de décrépitude – les descriptions sont superbes – qui sert aujourd’hui de tournage de films pornos.
Le scenario est parfait, les différents parcours des personnages se croisant sans cesse, la ville aussi intrigante et attirante que repoussante et les personnages extrêmement fouillés et travaillés. L’auteur vous happe et vous n’avez pas de répit avant la dernière page.
Et le verbe s’est fait chair
Et le verbe s’est fait chair, sous-titré « roman d’absolution », commence par une scène d’écorchement vif. Mais le narrateur vous laisse une porte de sortie : « c’est la dernière occasion qui vous est offerte de partir ». Vous pouvez passer au chapitre suivant, vous n’êtes pas obligé de le lire, mais si vous le faites, il ne faudra pas en vouloir à l’auteur, c’est vous qui avez décidé de le lire. Dans ce quatrième roman, on trouve un chauffeur de taxi qui fait sa psychanalyse, une allégorie des massacres de masse dans le monde, on y explore le quartier de la gare de Gompers, tout le monde court après un livre… Ce titre-là est un pur chef d’œuvre (de noirceur).
Dans les limbes
Dans les limbes se passe en partie à la clinique du Dr Peck située dans les faubourgs de Quinsigamond quoi qu’en pensent certains. On y retrouve Sweeny, dont Dany, le fils de six ans, est plongé dans le coma depuis un an, qui a tout quitté pour le faire hospitaliser à la clinique du Dr Peck. Sweeny est veuf (sa femme s’est suicidée à la suite de l’accident du petit), porte en lui la culpabilité, le chagrin, a perdu le sommeil, est irritable et proche de la rupture. Nous sommes dans une histoire noire comme le rappelle l’auteur. Tous les personnages que Sweeny croisera – médecins, infirmières, gardiens et bikers – auront un mobile caché qui pourra mettre Dany en danger. Ça, c’est la première histoire. Mais chez Jack O’Connell, les choses ne sont jamais simples (c’est ce qui fait toute sa force) et les récits s’entremêlent. La deuxième histoire principale est extraite de Limbo Comics, l’illustré préféré du fils de Sweeney qui raconte l’errance de monstres de cirque : la fille homard, le garçon à la face de mule, l’hermaphrodite, les siamois, le garçon poulet… Bien évidemment, tout finira par se rejoindre et le final fait partie de ceux qui vous transportent sacrément loin.
Si Jack O’Connell a enchainé ses quatre premiers polars rapidement (1992, 1993, 1996, 1999), Dans les limbes a mis neuf ans à venir. Ce livre s’ouvre avec une complète – et très personnelle – préface où l’auteur explique la genèse du livre, son évolution, son rapport au roman noir et à l’écriture. Comme il le dit : « Ceci est un livre sur le deuil, le chagrin et la rage. Sur le coma, les revues de BD et les produits pharmaceutiques. Sur les bikers psychotiques, les neurologues fous et les monstres itinérants. Mais, au bout du compte – et plus pertinemment, je crois c’est un livre sur la moralité complexe de l’écriture elle-même, de la fabrication d’un récit, d’une histoire. » On ne pourrait mieux dire sur cette « complexe méditation gothico-industrielle sur l’identité, la nature de la conscience, la fabrication des mythes… ».
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Une œuvre
Lors de la sortie de Dans les limbes, nous avions écrit que nous espérions qu’il ne mettrait pas neuf ans à en écrire un autre, et c’est dur de se dire que cela sera le dernier, l’homme étant mort quelques jours après son 64e anniversaire.
L’œuvre de Jack O’Connell est à part. Elle ne laisse pas indifférent. Ce ne sont pas de fades livres, c’est un monde, un univers qui soit vous happe, soit vous rebute. Sans être forcément binaire, on peut dire que si vous arrivez à entrer dans l’œuvre de Jack O’Connell, vous en sortez essoré et ébahi et le placez au panthéon de vos lectures, soit vous n’arrivez pas à y entrer et là vous abandonnez très vite – peut-être est-ce l’un des facteurs qui explique le peu d’écho qu’a pu avoir l’auteur…
Pour aller plus loin
Tous les livres de Jack O’Connell sont publiés chez Rivages et traduits par Gérard de Chergé.