En mai 2019, nous rencontrions Valerio Varesi, pour la sortie de Les Mains vides chez Agullo, la quatrième traduction française des enquêtes du commissaire Soneri. Retour sur cette série avec l’auteur et son éditeur.
Des sorties italiennes et françaises
On vous découvre avec Le Fleuve des brumes, qui date de 2003, mais visiblement ce n’est pas le premier Soneri. La question sera donc pour votre éditeur français : pourquoi cet ordre de publication ?
Sébastien Wespiser : On a pris deux décisions importantes. La première était de démarrer au quatrième tome de la série qui correspond à un changement d’éditeur. Valerio Varesi est à ce moment-là passé chez un grand éditeur et a eu les services d’une éditrice qui a travaillé avec lui sur son texte. C’est avec son accord que nous démarrons au quatrième titre. Il n’y a pas de reniement des premiers, disons que le travail était moins abouti. La deuxième décision a été de publier dans l’ordre, même si en France nous avons énormément de retard. Il est certain que les sujets d’actualité qu’il traite dans ses derniers romans seraient plus en adéquation maintenant, mais je trouve qu’on voit mieux la progression d’un auteur, de son travail en les publiant dans l’ordre. C’est une question de respect pour le travail de Valerio Varesi et pour les lecteurs. En Italie, celui à sortir à l’automne sera le quinzième : nous avons énormément de retard.
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Vos livres sortent quinze ans plus tard en France. Quel regard portez-vous sur eux après tout ce temps ?
Valerio Varesi : Les Mains vides, par exemple, est sorti en 2006. Aujourd’hui Soneri a évolué, sa vie a progressé, tout comme ses rapports avec Angela ou sa vision de la réalité politique. Ce livre a été écrit avant que la criminalité, que la mafia calabraise ne se développe. En 2015, 115 personnes faisant partie de la ‘Ndrangheta ont été arrêtées. Ils étaient là pour recycler de l’argent, investir dans des activités commerciales et industrielles. Lorsque le livre est écrit, en 2006, le maire, les autorités, tout le monde dit « Ici il n’y a pas la mafia ». Mais que ce soit dans le livre, ou dans différents articles de journaux, il est dit que la mafia est là, qu’elle fait des affaires, en particulier dans le bâtiment. Le livre parle des usuriers, qui sont les vieux criminels de Parme, qui voient arriver la ‘Ndrangheta, qui est puissante, violente, et ils ne peuvent que se rendre compte qu’ils sont dépassés. Soneri dit qu’il est un commissaire de province et que, seul, il ne peut pas combattre cette criminalité qui est devenue internationale. Il a la sensation d’être impuissant, dépassé…
Certes, mais à la fin du roman, il dit que sa capacité d’indignation reste intacte…
Il continue. Soneri est un peu idéaliste. Il croit qu’on peut résister à la criminalité, à la corruption, à la décadence des valeurs et idéaux. Lui résiste, mais c’est une résistance douloureuse parce qu’il voit le monde qui change, mais pas dans la direction qu’il voudrait.
De 2002 à 2010, vous sortez un livre par an, même si le rythme a baissé, ne vous êtes-vous jamais lassé ?
La série, c’est dangereux [rires]. On ne peut pas se répéter, il faut alors trouver des histoires toujours neuves, produire une évolution des personnages et surtout choisir des thématiques différentes pour changer…
Les homicides sont comme une fracture dans la surface pour voir ce qui se cache dessous.
Le commissaire Soneri
Vous n’avez pas envie d’arrêter avec Soneri ?
Pour le moment je continue avec lui, mais j’ai écrit trois romans qui ne sont pas polar, qui racontent l’Histoire de l’Italie pendant la Résistance, de 1943 jusqu’à l’accession de Berlusconi au pouvoir. 35 ans de développement d’idéaux, le boom économique italien qui passe d’un pays quasiment tourné vers l’agriculture à la seconde manufacture d’Europe. Après les années 1980, le monde change, le libéralisme économique arrive. Thatcher et Reagan tuent le grand projet de société et l’argent devient l’unique valeur. L’Europe est née autour d’une monnaie. Ce n’est pas une Europe des peuples, mais une Europe économique. C’est une économie particulière, les taxations varient suivant les pays créant tous les problèmes que nous connaissons bien. Les trois livres sont écrits avec des styles différents, le premier est lyrique, le second un tapis roulant de l’Histoire et le dernier louche vers la verve et la forme narrative de Louis-Ferdinand Céline, auteur que j’admire beaucoup. J’ai pris cette forme, très violente, car les années 80 le sont. Pour l’avenir, je crois que je pourrais inventer d’autres personnages, peut-être un polar où le personnage principal ne serait pas commissaire, mais assassin…
Effectivement… Mais reprenons depuis le début, comment est né Soneri ?
Le commissaire Soneri est né pendant ma carrière de journaliste. J’ai trouvé une affaire particulière – une famille disparue – j’en ai fait un papier, mais je me disais qu’il y avait de quoi faire un roman car c’était un cas emblématique de la ville de Parme. Je connaissais un commissaire qui était très tranquille, introverti, porté sur la réflexion et je m’en suis inspiré. J’ai écrit ce premier roman, publié par une petite maison d’édition et mon éditeur ayant trouvé le personnage intéressant m’a dit de continuer avec lui. Il y a eu deux épisodes en plus et, comme le disait Sébastien, le quatrième est sorti chez un éditeur du groupe Mondadori. Grâce à eux, il y a eu un fort tirage et une puissance médiatique. Une série (3 saisons, 14 épisodes entre 2005 et 2009) en a été inspirée, elle a été diffusée plusieurs fois et le personnage est entré dans l’imaginaire collectif italien, la télévision étant dans tous les foyers. Il y a eu différentes rediffusions et Soneri est bien plus connu que moi [rires].
S’il y a eu autant d’épisodes, tous n’ont pas été tirés de vos livres… Qui les a écrits ?
V.V. : La première saison, de quatre épisodes, est adaptée de mes romans, les autres ont juste gardé les personnages et les scénaristes ont inventé le reste.
S. W. : Il faut préciser qu’il y a une saison qui ne se passe pas à Parme. Car une autre ville l’ayant financé, elle a exigé que ce soit tournée chez elle.
V.V. : Oui, c’est Ferrare, car ils ont donné plus que Parme : logement, parkings, catering du tournage… Dans la troisième saison, il y a aussi des changements de lieux liés à la production…
Mais c’est ridicule… Que deviendrait Soneri sans ses lieux ? Car, que ce soit la vallée du Pô, ou ailleurs, les lieux sont très prégnants dans vos livres…
Les lieux sont très, très importants pour moi. Ils représentent un personnage à part entière. Les lieux donnent à l’histoire une atmosphère, une coloration. Les comportements des gens diffèrent suivant la ville où ils sont. Les lieux sont très importants aussi pour les caractéristiques de la nourriture, car la nourriture, ce sont nos racines. Le monde globalisé fait perdre notre identité et l’appartenance à un territoire. La nourriture peut rester une des choses qui lie les personnes à leur passé, à la tradition. Parme est une ville qui a fait de la tradition alimentaire sa fortune avec le parmesan, le jambon… La nourriture est une caractéristique d’identité des personnages et de la ville.
Une Italie qui change
Vos livres, enfin ceux traduits en France, sont le reflet d’une Italie qui change, que ce soit le monde des bateliers, les villages de montagnes qui disparaissent, une mutation majeure de Parme dans le dernier…
Parme et l’Italie changent beaucoup. Mais je pense que tout le monde a changé avec une décadence plus ou moins forte. Le contraste est fort à Parme car la ville, dans les années 60, a été une ville laboratoire pour l’intégration sociale : les handicapés au travail, les orphelins, les fous… Elle a été la première ville à adopter la loi d’ouverture des hôpitaux psychiatriques. Dans les années 80, le monde a changé et le contraste a été plus fort car cette ville avait un bien-être très élevé, une forte solidarité qui ont lentement disparu. Soneri qui a connu la ville du « vieux monde » est particulièrement dépité. Il ne reconnaît plus cette ville. Dans mes livres, les réflexions de Soneri sur la ville ou l’Italie sont effectivement nombreuses.
Le polar pour moi est un genre particulièrement adapté pour raconter l’actualité et ses problèmes. Les homicides sont comme une fracture dans la surface pour voir ce qui se cache dessous. Pour mes romans, je pars toujours d’un fait divers. Ils sont extrêmement représentatifs. Par exemple, dans mon dernier roman sorti en Italie, je parle de la peur, du sentiment de peur, qui est le reflet de notre vie actuelle. A partir du cas d’un tueur qui se surnommait Le Russe – mais qui ne l’était pas – et qui a tué deux personnes dans les environs de Bologne. Il a été recherché avec de grosses forces policières et cela a créé un fort sentiment de tension. Tout le monde a été frappé par la peur, une peur du tueur, mais aussi une peur de précarité économique, de l’absence d’idéal collectif pour des personnes qui sont trop seules, sans défense. La peur du tueur devient une peur de vivre. Comme le dit Heidegger, l’homme jeté dans le monde. Aujourd’hui, nous sommes jetés dans le monde sans défense. Le tueur de Bologne a développé une peur existentielle. Pour moi, l’histoire d’Igor – qui ne s’appelle pas Igor – a créé un petit laboratoire, une vitre, pour étudier les réactions. C’est un cas très intéressant à raconter.
L’Italie n’a pas réfléchi sur le fascisme comme l’Allemagne ou la France. Elle est passée du fascisme à la république sans changer les hommes.
Comment avez-vous travaillé la vallée du Pô dans Le Fleuve des brumes ?
C’est une histoire vraie. Un partisan italien blessé par un fasciste est parti en Amérique latine à la fin de la guerre et est revenu quarante ans plus tard pour tuer celui qui avait brûlé sa maison et fait d’autres mauvaises choses. Cette histoire m’a permis de raconter le passé italien qui revient aujourd’hui. L’Italie n’a pas réfléchi sur le fascisme comme l’Allemagne ou la France. Elle est passée du fascisme à la république sans changer les hommes, il n’y a pas eu de procès. Aujourd’hui on peut voir Alessandra Mussolini, qui est députée européenne, à la télévisons vanter les mérites du grand homme qu’était son grand-père. En Allemagne, les héritiers de Hitler ont changé de nom. Avec l’histoire réelle, j’ai construit une histoire métaphorique de la situation politique italienne. J’ai placé ce roman dans la vallée du Pô car c’est une ambiance suggestive, littéraire et déjà racontée par de grands auteurs italiens. Grâce au brouillard, la vallée du Pô est parfaitement efficace pour cette histoire. Il y a un côté Simenon, je trouve…
Oui, on sent une filiation, un commissaire qui déambule, qui réfléchit dans le brouillard, qui va sur le terrain et a une vision de la vie forgée par les gens et les faits. Soneri n’est pas versé dans la technologie. Cela donne des livres proches des humains, loin de la froideur scientifique…
C’est un personnage inductif. Soneri plonge dans l’histoire, absorbe l’ambiance, parle beaucoup avec les gens pour se faire des idées. Il échafaude des hypothèses. En cela, il a un côté très classique anglais, il est de la vieille école. Il se fait aider par la technologie, mais la réflexion prime.
Pour revenir sur le brouillard, il est omniprésent… comme le dit si bien le site de Philippe Cottet « il est intimement lié à la confusion et l’incertitude qui règnent au présent ».
Le brouillard aussi est très important. Soneri n’a pas de certitudes, il a de nombreuses interrogations et le brouillard lui donne une stimulation pour imaginer. Si tu ne vois pas, tu dois imaginer.
Pour aller plus loin
Valerio Varesi chez son éditeur, Agullo éditions
Le site de l’auteur (en italien)