Nous avons rencontré Sébastien Verne à Lyon. L’auteur revient sur la genèse, le décor et les personnages de son premier roman, Des vies débutantes, publié chez Asphalte.
Des vies débutantes
Sébastien Verne fut l’une des bonnes surprises de l’année 2019. Pour ceux qui ont absolument besoin de mettre les livres dans des cases, on dira que ce n’est pas un roman noir, plutôt un roman gris – même si cela ça ne donne pas grande indication.
C’est l’histoire d’un jeune homme, photographe amateur, aux États-Unis, dans les années 1990. Il va rencontrer une responsable de galerie, se faire un ami pour toujours, et le roman est le parcours de ces personnes :
« Ce sont des temps heureux, tous trois mènent une vie simple, vouée à leurs plaisirs, la photographie et la décontraction dans l’arnaque. Ils sont trois imposteurs de circonstance, de la mauvaise graine joyeuse. »
De La Crosse, Wisconsin, le long du Mississippi boueux, en passant par les eaux claires de Rockport, Maine, jusqu’à la France, 20 ans plus tard.
Avec un ton, une ambiance, Sébastien Verne déroule ces trois vies. On ressent un certain vécu, mais nous sommes dans la fiction et c’est ce qui nous importe.
Rencontre avec Sébastien Verne
Sébastien Verne, il n’y a quasiment aucune information biographique sur vous. Est-ce volontaire ?
J’habite à Lyon aujourd’hui. J’ai 52 ans. Je suis né à Lyon, dans ce quartier où je reviens. Des vies débutantes, n’est-ce pas ce pourquoi nous sommes là ? Car moi, cela importe peu. Je ne suis pas sûr que les gens aient envie de savoir tout ça… C’est par timidité, mais aussi pour laisser une part à l’histoire, au conte, aux sensations, plutôt que de se raccrocher à l’individu. Ensuite, internet permet de retrouver tout ce dont on a besoin de savoir sur les individus. À la limite, on peut dire qu’on laisse aux gens l’effort de faire les recherches, de connaître. De mon côté je n’ai pas toujours cette envie, parfois je me moque de qui est l’auteur. C’est l’histoire qui m’importe…
Un premier roman
Et bien parlons de cette histoire. Comment ça s’est fait ? Et comment est-ce arrivé chez Asphalte ?
Le livre est arrivé chez Asphalte en pdf [rires].
Avant ça, on porte l’histoire, ses prémices. On porte quelque chose et on commence à le poser sur le papier. Au bout de 30 à 40 pages, j’avais l’impression de tenir quelque chose, j’avais l’idée de la fin et je savais où je voulais cheminer. J’ai commencé à me donner un peu de discipline par rapport à l’écriture. C’est-à-dire une routine. Et la routine, finalement, c’est une succession de petits miracles et d’embûches qui commencent à encombrer. Après, on laisse la place à l’histoire, elle se forme. Écrire est pour moi un grand exutoire. Cela se transforme aujourd’hui en grande aventure littéraire. Pour moi, la littérature est partout. Je ne sais pas ce que mes textes valent, mais ce qui m’intéresse c’est de camper des territoires, des lieux, pour permettre à l’individu de se placer, se positionner et finalement le laisser lui aussi rêvasser au sein de l’histoire.
C’est un premier roman ?
J’ai toujours écrit. Des formats courts. Mais sans chercher à être publié, ou alors très peu de tentatives. Je n’avais pas le temps, je sentais que c’était trop décousu. Après, c’est aussi une grande discipline de se retrouver face à un texte que l’on considère fini. Mais ce n’est pas que soi, c’est surtout l’éditeur qui met un point final à la correction et à ce moment j’ai l’impression d’avoir rendu un texte qui devient autre chose. Il y a un vrai détachement.
Quand vous dites que le livre est arrivé en pdf…
C’est vrai…
Je n’en doute pas, mais comment cela s’est-il organisé ?
Elles [Estelle Durand et Claire Duvivier, les deux éditrices et créatrices de la maison d’édition] ont reçu le texte et j’ai vite compris qu’en l’état, ce n’était pas publiable, pas selon leurs standards. De là est née une aventure très respectueuse et très riche, avec Claire en particulier. Je suis tombé sur une dame précautionneuse, attentive à tout ce qui fait la nature d’un roman – sa tension notamment. J’en garde un excellent souvenir.
Après, c’est une autre machine qui se met en route, et je n’en avais aucune idée, je ne connaissais pas ce monde-là. J’y fais mes premiers pas avec grand plaisir puisque je n’ai pas d’attentes. Je n’ai pas de soucis particuliers avec la littérature si ce n’est celui de raconter des histoires et aujourd’hui j’ai finalement suffisamment de retours sur mon texte pour être conforté dans l’idée que je peux raconter des histoires à l’orée du nature writing, du polar et de quelque chose qui ressemblerait plus à une histoire d’amour à mes yeux.
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Justement, comment le livre a-t-il été accueilli ?
J’ai fait quelques rencontres en librairies. C’est le meilleur endroit pour avoir un retour car on rencontre des lecteurs assidus. Les faiblesses intrinsèques à l’ouvrage que je lui connaissais me sont revenues de manière flagrante [sourire]. Des gens sont allés très loin dans leur lecture, pour aller chercher des choses qui n’étaient pas forcément évidentes et qui auraient pu être cachées, des choses qui n’étaient pas de l’ordre de la découverte passive d’un roman. J’ai découvert qu’il y avait des gens très soucieux de tout cela et j’ai aimé le regard qu’ils ont posé sur le livre. Mais je ne suis pas dupe. Quand on publie une critique, c’est pour dire du bien car on ne va pas perdre son temps à dire du mal – même s’il y a des irréductibles. Après, l’idée est de se conforter dans la bonne image qu’on a eue de cet ouvrage et ce qui m’importe c’est que les gens prennent un texte, qu’ils le lisent, qu’ils y prennent plaisir, qu’ils soient parfois légèrement déroutés, car tout cela reste dans le spectre du conte et des choses que l’on peut s’inventer.
Le Midwest est quand même loin de nous, c’est un drôle d’endroit, une drôle d’ambiance et si on a une imagination féconde, ça se prête à tout.
De la fiction, du vécu…
On ne va pas rentrer dans le détail de ce qui est vrai ou faux, inventé ou non, car nous sommes dans une fiction, mais on sent du vécu dans ce livre.
Oui, il y a du vécu. Je ne sais pas ce que l’on peut raconter ou non du roman, mais oui, j’ai été chauffeur de taxi, la nuit, dans un bled de 50 000 habitants du Middle West dans les années 90. Et oui, c’est une expérience dont je ne peux pas faire l’économie. De toute façon, je suis un auteur débutant et je ne peux écrire que ce que j’ai ressenti, je ne me sens pas dans la fabrication d’un sentiment. C’est à la fois fantasmé et vécu…
Ça me fait penser à cette citation : « L’histoire de Travis est devenue cette rocambolesque chimère, distanciée, qu’il a racontée mille fois. Les bouts réels, ceux inventés et déformés dans le miroir de son ego se mélangent en une histoire officielle participant à la subtile émulsion commémorative du soldat Travis. »
Merci. J’ai eu grand plaisir à l’écrire [rires]. On parlait de comment naît un livre. Et bien cela naît aussi de ce genre de plaisir. Car on se fait l’idée qu’on arrive à transcrire une idée qui nous est particulière, une sensation qui, on l’espère, peut être douce-amère, douce dans la mélancolie… On va gérer des émotions.
Que vous le notiez et me le rapportiez me remplit de fierté – mais je ne suis pas en train de bomber le torse [rires]. Tout ceci me renvoie à ma capacité à écrire des histoires. Des vies débutantes m’a permis d’entamer un processus qui m’attend depuis pas mal d’années. C’est une grande libération. Donc je vous dois des confidences [rires]. Oui, j’ai été chauffeur de taxi, non je n’ai pas fait un casse à cent millions de dollars. Cela dit, des embrouilles, il y en a eu. Pour moi cela doit rester, non pas rock’n roll – parce que je ne suis pas rock’n roll –, mais aventureux. On met les pieds on ne sait trop où, on a trente ans, le Midwest est quand même loin de nous, c’est un drôle d’endroit, une drôle d’ambiance et si on a une imagination féconde, ça se prête à tout.
La playlist de Des vies débutantes de Sébastien Verne :
Ce qui est très fort dans la première partie, c’est que juste avec des descriptions de journées ou nuits de taxi, avec peu (ou pas) de dialogues, vous arrivez à faire passer un maximum de choses.
C’est vrai, vous aimez bien ? Je suis content car, finalement, mon environnement est très visuel, très cinématographique. Lorsque j’écris ça, je fais appel à des images, je me les fixe, je me les réinvente, je me les imagine, j’essaie de les faire évoluer. Elles n’ont plus grand-chose d’existant mais elles sont le prétexte au départ à toute cette histoire.
Ce qui m’importe aussi c’est de montrer un pan de l’Amérique qu’on ignore souvent. L’homme à la chevelure orange aujourd’hui cristallise quelque chose que j’ai vécu il y a quelques années. C’est un monde très éloigné et on n’imagine pas combien il est encore éloigné. Il faut faire attention à cette Amérique-là. Il faut qu’on arrive à faire apparaître autre chose que cette Amérique, mais elle existe. Le Midwest protestant, moral, blanc, est toujours là, toujours présent, il est en colère. C’est pesant. C’est cette ambiance que je voulais faire apparaître dans mon premier roman, de manière à mieux le libérer face à un océan tumultueux ouvert sur le monde. C’est un univers très fermé, très sectaire. Le Mississippi peut vous manger…
De l’importance des lieux
En parlant du Mississippi, le fleuve est un personnage plus qu’important dans votre première partie.
Fascinant, le Mississippi. Fascinant surtout pour moi, gamin, à qui Tom Sawyer parlait. Ça fait appel à l’aventure. On est dans le nature writing et j’aime bien que ce soit le récit d’une aventure ou d’aventures successives car c’est de ça qu’on parle, l’aventure d’un individu qui apparaît comme un bois flotté mais qui garde finalement une assez bonne direction tout le long. Je défends mon anti-héros parce qu’il a été pris à partie par des gens qui le trouvaient trop « bois flotté ».
Il y a cette notion intéressante de rattraper des sensations qu’on a laissé partir et qui nous permettaient d’exprimer des choses qu’on avait un petit peu mises de côté.
L’art de la photographie
La seconde partie, c’est Rockport, Le Maine. Ça change, c’est l’océan. C’est le temps de l’insouciance et le temps béni de la photographie argentique, un éloge de la lenteur, faire des négatifs, les tirer…
C’est de la préhistoire [sourire], mais ce qui m’intéresse, c’est de convoquer la photographie, parce que la photographie m’a convoqué il y a bien longtemps et on ne se quitte pas. Le fil narratif du roman s’articule clairement autour de la photo, mais la photo à plusieurs niveaux. Et là, la question que vous posez est intéressante, parce qu’elle nous interroge aujourd’hui à notre rapport à l’image et le rapport qu’on a pu avoir à l’image. Ce n’est pas le même calcul, aujourd’hui, quand on prend une image.
Le négatif est chargé d’intentions, là où le déclenchement insta correspond plus à des pulsions. La photo construite, sans être intello, qui peut être en observation stricte de son univers, en manipulation argentique, lui rend beaucoup de richesses. C’est un art auquel je suis très sensible. Je regarde la photographie avec attention. J’adore la photographie humaniste américaine. La photographie est un medium qui fait passer énormément d’émotions et qui a cette capacité à susciter de belles émotions.
Je suis très attaché à ce constat et la photographie dans la deuxième partie nous permet d’intégrer une dimension monétaire à cet art. Et cela m’intéresse de jouer là-dessus. C’est là que j’aime flirter avec le polar, les mauvais garçons, les brigands…
Vous pratiquez toujours ?
La photographie m’a accompagné de manière très sérieuse. J’ai été photographe, après avoir été chauffeur de taxi. J’ai eu un petit job de localier pour un journal américain. J’aurais pu rester aux États-Unis et faire de la photographie, mais d’autres choses dans ma vie à ce moment-là ont fait que je suis passé à autre chose et rentré en France. Le livre a ça d’autobiographique, c’est une manière de me réinventer. Une revanche quelque part, même ce n’est pas ce que veut traduire le roman. Il y a cette notion intéressante de rattraper des sensations qu’on a laissé partir et qui nous permettaient d’exprimer des choses qu’on avait un petit peu mises de côté. Est-ce clair ?
Oui, pas une revanche, mais un pas-de-côté par rapport à l’histoire.
Voilà. C’est aussi se donner du temps pour faire un pas-de-côté et pour écrire une histoire qui a du sens, qui a des vertus exutoires en ce qui me concerne et, même si le mot est peut-être trop fort, l’élégance de présenter une histoire qui n’est pas qu’un prétexte à délivrer mon histoire à moi. Quelque chose qui prétende à surprendre les gens par moments et à les emmener dans un flot de sensations.
Un trio de base
Flot de sensations, désir… c’est Rockport, c’est cette histoire d’amour qui se noue et va occuper une bonne partie du roman. C’est aussi cette histoire d’amitié. Comment avez-vous travaillé tout ceci par rapport à vos trois personnages ?
Lorsqu’on est dans la première partie, c’est l’Amérique boueuse, le ventre mou, quelque chose qui est dur. « L’Océan bleu », la deuxième partie, c’est l’Amérique vivace. Dans le trio des personnages, Travis est le haut de la pyramide. C’est un illuminé, il vit des rêves qui lui sont très personnels et il n’a pas peur de tout remettre en cause pour aller droit au but. Il est en dehors de la norme, vit des choses de manière personnelle et cela peut être destructeur. Adrien fait autant de photos que Travis, mais c’est une photo beaucoup plus attendrie, beaucoup plus calme. Comme vous le disiez, c’est l’éloge du temps, la rencontre, le sentiment amoureux. Ce sont deux caractères qui s’affrontent. Le trio se forme autour de Gloria. Elle sait ce qu’elle fait, elle sait où elle va, elle sait ce dont elle a envie. C’est un peu l’Amérique, les cow-boys, les Indiens. Indiens qui font irruption dans le roman, à un moment. Ils ne font pas irruption comme ça. Gloria en a un bout, elle sait d’où elle vient, elle sait pourquoi elle les amène dans cet endroit.
En parlant des Indiens, et sans dévoiler la fin, vous disiez avoir eu le début du livre, sa fin… Alors comment sont arrivés les Abénakis, leur territoire ?
J’ai passé du temps dans le Maine et le Canada a une frontière commune avec le Maine. Les Abénakis sont présents, ils sont là. Ils ont une vie sociale, souvent heurtée, mais qui existe. Mon rapport à la photographie, mon rapport aux gens plus généralement, est basé sur la qualité des rapports humains et j’ai rencontré une famille abénakise avec qui, pendant une période, j’ai lié ce qu’on pourrait appeler une amitié photographique. Des rendez-vous réguliers, une vraie confiance et une vraie ouverture. J’ai découvert que je pouvais prendre des photos sans m’imposer, être très observateur sans être constructeur de l’image et essayer de faire passer des choses. Rétrospectivement, ce qui me manque, c’est le son. J’aimerais tellement pouvoir illustrer ces images avec du son.
Dans la vie réelle, on crée des amitiés qui sont travesties, réapparaissent, sont transformées pour le bien du récit et son développement. Encore une fois, je ne peux qu’écrire par mes sensations, mais je m’interdis fondamentalement de coller à une réalité. Au contraire, je développe des outils, des artifices, qui me mettent dans des positions qui m’obligent à créer des difficultés. C’est important.
Pour aller plus loin
Sébastien Verne chez Asphalte, son éditeur