La sortie de son dernier roman, Sur le ciel effondré, nous a donné envie de faire un point avec Colin Niel à propos de sa série guyanaise. Direction Marseille où nous avons rencontré l’auteur pour cette belle discussion.
Sur le ciel effondré a eu une sortie guyanaise en avant-première le 17 septembre, avant la sortie nationale le 3 octobre, pourquoi ?
Avec mon éditrice, nous avions déjà fait ça pour le précédent. Pour nous c’est important car cela a un aspect symbolique : quand tu vis en Guyane, tu t’aperçois que tu as toujours tout plus tard. Tu reçois toute la production culturelle avec minimum un mois de retard, parfois même quand ça se passe en Guyane. Nous avons fait en sorte de montrer que ce n’était pas une fatalité, qu’il était possible que quelque chose sorte en Guyane avant la métropole.
Quels sont les retours du lectorat guyanais ?
Je ne dis pas que ça plaît à tout le monde, mais cela se vend très bien et j’ai toujours de bons retours. Ça me fait plaisir de voir que les lecteurs guyanais et métropolitains s’y retrouvent. Il y a toujours cette idée que, lorsque tu écris sur un pays lointain, tu doives en faire des tonnes sur l’exotisme, exagérer tout, sinon cela ne va pas intéresser en métropole. Je pense que c’est faux, que c’est une erreur.
La Guyane loin des clichés à laquelle vous vous intéressez, lit-t-elle vos livres ? Touchez-vous plus de monde par vos rencontres en bibliothèques ou autres lieux ?
Il faut être réaliste, je pense que dans mes lecteurs il y a une majorité de blancs. Mais j’ai aussi pas mal de Guyanais qui sont lecteurs de mes livres et qui m’écrivent ou viennent me parler quand je suis en Guyane, j’ai d’ailleurs en mémoire plusieurs retours très forts, très émouvants. Mais avant même de savoir si les gens dont je parle lisent mes livres, se pose la question : lisent-ils ? Les Guyanais lisent, mais ce n’est pas toujours le cas des personnes sur lesquelles j’écris. Par exemple, les mules dans les quartiers défavorisés de Saint-Laurent-du-Maroni, que j’évoquais dans Obia, ne sont pas des lecteurs, ils ne sont même parfois pas francophones. Les retours que j’ai de ces populations peu lectrices sont bons, mais ils ne sont pas nombreux, forcément. Par contre, il y a les établissements scolaires, la prison, où les acteurs locaux essayent d’apporter la lecture. Quand je me déplace, je fais des interventions en prison, en lycée. Je suis devenu parrain d’une association qui s’appelle l’AKATIJ, qui lutte contre l’exclusion, la toxicomanie, la délinquance… Et de temps en temps, j’espère que mes livres apportent quelque chose.
Je prends beaucoup à la Guyane, donc j’essaie de rendre justice, d’être proche de la réalité. J’espère que mes livres contribuent à faire connaître la Guyane en dehors de ses frontières et qu’ils contribuent à mettre en avant des problèmes que les gens rencontrent là-bas et dont on ne parle jamais. Mais une autre manière de voir les choses serait de dire que malgré tout, je prends tout ce qui se passe en Guyane – et pas forcément les choses les plus roses – pour en faire des produits dont je vis (même s’il faut relativiser, on sait bien que les auteurs ne gagnent pas grand-chose)… Mais le rapport que nous, auteurs, avons au sujet dont on parle, n’est pas aussi simple que ça. Donc je me pose la question de ce qu’on prend et de ce qu’on rend. Quelle légitimité ai-je pour parler de ces sujets ? Je ne suis pas Guyanais, je ne vis pas en Guyane. Je pense, j’espère, que parfois je fais du bien à la Guyane, mais je me pose la question, forcément.
Lors de la sortie de Seules les bêtes, vous aviez dit ne pas vouloir être cantonné au rôle de « l’écrivain guyanais », est-ce pour ça que vous l’avez écrit ?
Non, le fait de panacher avec un roman qui ne se déroule pas en Guyane n’est pas un calcul. À ce moment-là, j’avais envie de faire autre chose. En revanche, je n’ai pas envie d’être catalogué « porte-parole de la Guyane ». Je ne suis pas Guyanais. Je ne vis pas en Guyane. Je raconte des choses qui se passent là-bas, mais en aucun cas je ne me sens le droit ou la légitimité pour parler au nom de la Guyane. Quand il y a eu la crise en Guyane en 2017, des journalistes m’ont demandé de témoigner. Le fait qu’ils s’adressent à moi montre à quel point ils sont démunis lorsqu’il se passe quelque chose là-bas. Ils ne sont pas intéressés par ce qu’il se passe là-bas, sauf quand des politiques se déplacent.
Quelle légitimité ai-je pour parler de ces sujets ? Je ne suis pas Guyanais, je ne vis pas en Guyane. Je me pose la question de ce qu’on prend et de ce qu’on rend.
Sur le ciel effondré fait 500 pages, plus vous avancez dans votre série, plus vos livres sont épais… Est-ce un hasard ?
Non, c’est surtout faux car Sur le ciel effondré est plus court que Obia. Ce n’est pas la même mise en page et l’on pourrait penser le contraire mais l’un fait 100 000 signes de moins que l’autre. En fait, il est plutôt petit (rires).
Tout est relatif…
Oui, je voulais qu’il soit petit, mais je n’ai pas réussi. Il n’y a pas de volonté de ma part de faire de gros livres. Je suis toujours très impressionné par les auteurs faisant des livres courts et intenses, et j’aimerais bien pouvoir le faire. J’y ai un peu réussi avec Seules les bêtes, mais c’est quand même 350 000 signes… Il est vrai que dans mes deux derniers romans guyanais, il y a un côté foisonnant autour du sujet, de sa richesse et de ce que j’ai envie de raconter, ce qui fait que je me retrouve toujours embarqué…
Celui-ci date de 2018, le précédent, Seules les bêtes, de 2017… quel est votre secret pour écrire si vite ?
J’ai mis deux ans à le faire. Comme Seules les bêtes était moins long, j’avais pris un peu d’avance au niveau des délais. Nous essayons avec mon éditrice de sortir un livre tous les 18 mois. Mais je ne trouve pas que je vais vite, j’ai l’impression d’être d’une horrible lenteur (rires). Sur le ciel effondré a été très dur à écrire. Pour vous donner une idée, le livre fait 800 000 signes, mais il y a 450 000 signes qui sont partis à la poubelle. J’ai recommencé certaines choses plus de 20 fois. Pour la première fois j’ai eu la sensation de me noyer.
Pourquoi ? Trop de documentation ? Vous vouliez dire trop de choses ?
Oui, je voulais dire trop de choses. J’avais une trame qui était trop riche et j’ai simplifié. Je me suis aperçu que c’était très dur de gérer le nombre de personnages. Pour prendre un exemple, dans la partie où il y a une rivalité entre personnages de quartiers, au départ je décrivais deux bandes. Cela faisait un nombre de personnages complètement dingue. En plus, je voulais travailler sur l’escalade de la violence, cela donnait donc quelque chose de très long et prenait des dimensions complètement folles. Alors j’ai resserré pour qu’il ne reste qu’un personnage de chaque bande.
Comment abordez-vous vos romans, entre la documentation, le plan, l’écriture…
J’ai mon début, ma fin, quelques scènes au milieu, des lieux qui m’ont marqué, des personnages qui sont déjà un peu construits… mais il y a énormément d’incertitudes. Je fais une trame avant de commencer à écrire, mais ce n’est pas un plan. J’écris en trois, quatre pages, les idées que j’ai, mais il y a énormément de trous. Je pense être l’intermédiaire entre quelqu’un qui irait complètement à l’aveuglette et quelqu’un qui aurait un plan hyper établi.
Je dois essayer de comprendre ce que les gens ont dans la tête car j’ai beaucoup de mal à imaginer. Se mettre dans la peau d’un gamin qui trimballe de la cocaïne dans son ventre, essayer de comprendre : est-ce que ça fait mal ? As-tu peur ?
À vous écouter, on voit que la documentation prend des formes multiples.
Oui, je mélange plein de documentation. Beaucoup de lectures, d’essais, de littérature grise comme des thèses, des rapports, sur un peu toutes les thématiques : sociologie, ethnologie, biologie… J’utilise beaucoup de vidéos aussi, pour voir les lieux sur lesquels je vais travailler, des reportages à la télé. Puis, je vais sur place pour la partie repérages. Pour Sur le ciel effondré, j’y suis allé deux fois quinze jours. Je n’ai pas pu retourner aux monts Tumuc-Humac, car il faut quinze jours d’expédition. Dès le début, je me suis dit que ce serait bien de finir là, dans ce lieu mythique.
Mais la partie la plus importante et la plus longue, ce sont les entretiens. Je dois essayer de comprendre ce que les gens ont dans la tête car j’ai beaucoup de mal à imaginer. Se mettre dans la peau d’un gamin qui trimballe de la cocaïne dans son ventre, essayer de comprendre : est-ce que ça fait mal ? As-tu peur ? Que sens-tu ? Qu’est-ce qu’être un jeune amérindien, qui vient d’un village amérindien et qui fait sa scolarité à Cayenne ? Qu’est-ce que ce déracinement ? Cet ennui ? À mon avis, ce ne sont pas des choses que je peux inventer, donc je passe par des entretiens. Évidemment, je transforme tout en fiction, mais je puise dans cette matière. Je suis toujours impressionné par les écrivains qui disent « je prends tout en moi ». Pour moi, moins il y a de moi dans un personnage, plus je considère qu’il est réussi. J’essaye d’écrire des romans allégés en Colin Niel (rires). Objectif 0%. Je peux aussi piocher dans des thèses, les retranscriptions d’entretiens, des reportages vus à la télé avec des gens interviewés. Je suis beaucoup à l’affût des histoires de vie, des histoires individuelles, des souvenirs.
J’ai donc toutes ces sources écrites, orales, vidéos, des choses que j’ai vues moi-même, et le travail d’écriture – c’est là que ça devient rigolo – c’est d’essayer de faire en sorte que le lecteur ne s’en rende pas compte. C’est extrêmement intéressant et passionnant de tout lisser pour que tout soit crédible. Car il y a aussi plein de choses que j’invente. Il y en a même qui sont complètement irréalistes. Le Capitaine Anato est le moins réaliste de tous mes personnages. Ce Noir marron aux yeux jaunes est quelque chose qui n’existe pas. C’est presque un personnage fantastique et c’est là que ça m’amuse. Faire en sorte qu’un personnage qui est totalement irréaliste soit totalement crédible dans un roman très ancré dans le réel.
Justement, comment travaillez-vous vos personnages ? Car si le capitaine Anato est récurrent, vos livres sont loin de reposer uniquement sur lui…C’est volontaire que mes livres ne reposent pas que sur Anato. Ensuite, comment je fais ? J’y passe un temps fou (rires). Je sens quand les personnages ne sont pas assez travaillés, quand ils ne servent que de « brique », de connexion entre deux personnages, qui sert juste à faire avancer l’intrigue mais qui n’a aucune épaisseur. Et là, il faut continuer à fouiller, à aller puiser dans toutes les sources évoquées auparavant, dans les gens autour de moi, dans des tics, des habitudes, des manies, des traits physiques, des obsessions… J’essaie de faire en sorte qu’on puisse s’attacher à tous les personnages, en tous cas moi, j’ai envie de m’attacher à tous mes personnages.
En parlant de vos personnages, vous évoquez la religion qui les anime…
Il faut dire ce qui est, dans le milieu polar on est quand même un peu tous des mécréants, ou peu croyants. On parle de personnages qui sont souvent de milieux défavorisés, populaires, mais on parle rarement de religion. Cela m’a toujours posé problème, en fait, car plein de gens croient en Dieu, quelle que soit leur religion. Et croire en Dieu, ce n’est pas juste croire en Dieu, c’est le monde que tu vois différemment, tes histoires d’amour, tes histoires de haine… Tout ton rapport aux autres est conditionné par ta religion. Je trouve qu’on a énormément tendance à le sous-estimer.
« A quel point les cultes avaient redécoupé le monde. Comme s’il n’y avait plus de famille, comme s’il n’y avait plus de peuples, plus d’Alukus, plus de Brésiliens, plus de Wayanas, plus de Tekos. Comme s’il y avait juste eux et les autres. Les gens de l’Église. Et les gens du monde. »
Ce dernier roman se passe dans les villages amérindiens (la zone interdite) et s’intéresse plus particulièrement au sort des indiens Wayanas… d’où est venue cette idée ?
Le point de départ est l’envie de parler du Haut-Maroni, de la situation sociale, économique et culturelle des Amérindiens et notamment des Wayanas. Lorsque j’étais en Guyane, j’ai travaillé en lien avec les Amérindiens, j’y allais régulièrement. Mais je ne suis pas un fin connaisseur des sociétés amérindiennes. Je me suis fait beaucoup aider pour écrire le livre, j’ai beaucoup lu. Car entre y avoir des amis, passer du temps et connaître l’histoire de ce peuple et les croyances, il y a une grande différence. D’ailleurs, il y a plein de choses que je raconte dans le livre que beaucoup d’Amérindiens ne connaissent même pas, les jeunes notamment, car eux-mêmes se sont un peu coupé de tout ça.
Ce roman pose aussi la question des mines d’or en Guyane et sur le site de L’Obs, vous avez fait signer un excellent texte à ce sujet à une de vos héroïnes, à propos du projet dit « Montagne d’or ».
Comme je le disais, je n’aime pas m’exprimer dans la presse sur la situation en Guyane. J’ai les idées claires au sujet de l’or, je suis convaincu que ce n’est pas l’avenir pour la Guyane, et en tous cas, certainement pas l’or industriel à l’échelle du projet « Montagne d’or ». La raison pour laquelle je ne milite pas plus que ça contre le projet, c’est que je ne suis pas Guyanais, cela fait dix ans que j’en suis parti, et on a déjà passé des décennies à décider depuis Paris de ce qui devait se passer en Guyane, à décider à la place des Guyanais. Je considère maintenant que c’est aux Guyanais de se prononcer. C’est un peu facile d’être écolo et anti « Montagne d’or » quand on habite à Marseille avec un boulot et qu’on n’est pas dans la situation des Guyanais avec 50% de chômage chez les jeunes. Il y a beaucoup mieux à faire en Guyane que de l’or, je suis persuadé qu’on sous-exploite très largement tout ce qu’on pourrait faire autour de la biodiversité, de l’écotourisme, etc. Mais c’est facile à dire dans ma position, ce n’est pas moi qui suis dans la merde dans les quartiers à Cayenne, qui n’ai pas de boulot. Ce que je trouve intéressant sur le site de l’Obs, c’est l’idée d’utiliser mes personnages, qui eux, à travers la fiction, s’expriment sur la situation. Les ressorts de la fiction permettent de plus travailler sur l’émotion que sur les faits. Mon but est d’essayer de comprendre ce qu’on ressent quand on vit ces situations.
Vous abordez aussi la question du suicide des jeunes guyanais : « À travers le suicide des jeunes, c’est tout le mal-être des peuples amérindiens qui affleurait. »
Il n’y a pas grand-chose à dire car la situation est connue : chez les Amérindiens en Guyane, on se suicide beaucoup plus que chez d’autres populations françaises. Il n’y a pas de statistiques précises car on ne fait pas de statistiques ethniques en France, mais c’est une évidence. Il est vrai que pour les jeunes, ce choc culturel entre la vie au village, à Maripasoula et le moment où ils commencent à avoir l’âge d’aller au collège, puis au lycée et qu’ils se retrouvent à Cayenne, est très dur à vivre. Lorsqu’ils reviennent au village, il y a l’ennui, le désœuvrement, le chômage, l’orpaillage clandestin qui fait des ravages dans les zones amérindiennes et qui déstructure tout, la difficulté de choisir entre cette culture traditionnelle, ses croyances qui commencent à disparaître, et l’attirance vers la société de consommation, le rap, les casquettes… – c’est comme ça que sont habillés les jeunes Amérindiens, il ne faut pas croire qu’ils sont tous en pagne. Ils traversent une crise d’adolescence que nous avons tous connue sauf qu’ils la vivent dans une situation différente, très dure, et on se retrouve avec des taux de suicide qui sont très importants. Ce qu’on retrouve malheureusement ailleurs dans le monde chez d’autres peuples autochtones. Ce que je trouve terrifiant, c’est qu’il y a cette espèce de menace permanente du suicide qui pèse sur les familles.
Pour l’avenir, sur votre Facebook, on peut lire un nouveau projet de roman, des nouveaux repérages et des photos bien loin de la Guyane…
Cela va se passer – cela pourrait se passer, si j’arrive au bout – entre les Pyrénées et la Namibie. J’ai prévu de repartir en Namibie en février et si vous avez des pistes de financement, je suis preneur (rires).
Pourquoi ce changement de décor ?
Je pense que la grosse différence entre Seules les bêtes, ce nouveau roman et mes romans guyanais, tient au territoire. Pour mes romans guyanais, je construis mes histoires à partir de la Guyane. Là, c’est l’inverse, je pense sujet et les territoires s’imposent après…
Et toujours de la documentation, de la recherche ?
Oui, j’aimerais, un jour arriver à écrire un livre sans documentation, qui sorte entièrement de ma tête. Il faudrait que j’essaie. C’est aussi lié à mes origines, je suis scientifique au départ, j’ai l’habitude de faire des recherches. Pendant un moment, j’étais assez complexé par cette partie très documentée, où parfois on frôle le documentaire, je me posais beaucoup de question, était-on bien dans un roman ? J’avais du mal à l’assumer par rapport à d’autres auteurs qui se documentent beaucoup moins, qui sont beaucoup plus dans l’imaginaire. Et plus le temps passe, plus je l’assume, plus je me dis que chacun fait comme il veut, chacun travaille à sa manière.
Pour aller plus loin
Colin Niel chez Le Rouergue, son éditeur
Et en format poche chez Babel
Les textes signés par ses personnages sur le site de l’Obs : « La Guyane est maltraitée, oubliée, dénigrée » et Projet de mine d’or : « la Guyane mérite beaucoup mieux »