Écorces vives d’Alexandre Lenot

La fin de l’année arrivant, l’heure des bilans ne va pas tarder. Écorces vives, premier roman d’Alexandre Lenot, sera certainement l’une des meilleures découvertes de l’année 2018. Une intrigue chorale, située au fond du Cantal, aux personnages qui iront jusqu’au bout de leurs rêves et idées.

Nous avons laissé l’auteur s’exprimer sur son livre et son parcours, selon nos 5 bonnes raisons de lire Écorces vives.

Alexandre Lenot - Ecorces vivesLe polar

J’ai évidemment des héros dans le polar (sans doute rien de très original : Jean-Patrick Manchette, Jean-François Vilar, Jim Thompson, Dashiell Hammett, l’immense Chester Himes, James Lee Burke, George Pelecanos (Ernest J. Gaines, c’est du noir ?)) mais j’ai surtout une vision « non-genrée » de la littérature, pourrait-on dire. Je lis « du noir » et « du blanc » indifféremment depuis toujours et ces étiquettes ne m’ont jamais vraiment passionné. Ce qui me semble plus structurant, c’est mon goût pour une littérature (mais aussi un cinéma ou une musique) qui dit quelque chose du monde qui l’entoure, qui n’évacue pas les rapports sociaux comme un simple élément de décor. Je me souviens ainsi que le projet de ce livre a pas mal avancé quand j’ai commencé à lire, un peu par accident, sur les conditions de vie des agriculteurs au XXIe siècle, et sur ce chiffre terrifiant d’un suicide tous les deux jours. Certains diront que cela me rapproche nécessairement du polar et du noir. On en revient alors à un débat interminable et fatiguant qui cherche depuis toujours à définir ce qu’est le noir.

Un roman « inscrit dans une réalité sociale précise, porteur d’un discours critique, voire contestataire », selon Wikipedia, ce qui me convient parfaitement. Et, dans ce cas, il faut considérer que Zola, Tolstoï et Maupassant faisaient du noir. J’ai donc écrit mon roman sans jamais me poser cette question. Ce dont j’étais certain, c’est que je voulais m’inspirer du western, deAlexandre Lenot - Ecorces vives certains westerns, tant en film (le sens de la fatalité qui me cloue au sol chaque fois que je vois La Horde sauvage) qu’en livre (Seuls sont les indomptés, pour n’en citer qu’un). Et que, comme dans le western, je ne voulais pas que la tension reste irrésolue, latente, je voulais ne pas en rester à l’étude de mœurs, aller au bout, jusqu’à l’explosion, jusqu’à ce que des fautes irrémédiables soient commises. S’il y avait un fusil dans une des maisons, alors il fallait qu’il serve. C’est mon éditrice qui m’a proposé de sortir ce roman dans la collection Actes Noirs. Grâces lui soient rendues.

Ceci étant posé, je me souviens avoir beaucoup pensé au Ordo de Donald Westlake pendant certaines phases d’écriture. Mais Ordo n’est pas vraiment un polar, et c’est quelque chose dans la folle concision de ce livre qui me fascinait, plus que son sujet.

La musique

Le livre n’est pas complètement dénué de musique. Louise écoute les Byrds chez ses hôtes puis chante du Roberta Flack à Eli. Céline joue des chansons à Lison pour l’endormir. Justement, je pense qu’en musique comme dans le reste, mes deux personnages principaux réapprennent tout depuis le début. Et si elle ne s’entend pas, la musique a eu une influence déterminante sur mon écriture.

D’abord, parce qu’une scène du livre est un clin d’œil à un chanteur de Clermont-Ferrand que j’aime beaucoup, Pain-Noir. C’est important, au-delà du clin d’œil, parce qu’il a fallu que je m’autorise à écrire un western à la française et pour ça, l’exemple de Céline Minard par exemple et de son Faillir être flingué a été important, mais je pense que le travail de chanteurs français s’attaquant aux formes du folk américain a également beaucoup compté. Que d’autres exhument les musiques folkloriques oubliées du Cantal et de l’Auvergne, aussi, d’ailleurs. On m’a réclamé la bande-son du livre, il faut que je trouve le temps de la publier quelque part. En attendant, un immense merci à Bertrand Belin, Pain-Noir donc, Sourdure ou le collectif La Nòvia.

Et ensuite parce qu’écrire sur la musique, c’est ce qui m’a permis de continuer à écrire pendant les années où la forme romanesque se refusait à moi. C’est mon école, c’est là que j’ai fait mes classes. J’ai participé à un formidable projet collectif pendant des années, qui s’appelait la Blogothèque et qui fédérait une quinzaine de personnes qui voulaient écrire sur la musique, non pas en se parant d’une apparente objectivité comme le font les journalistes spécialisés, mais en revendiquant au contraire une subjectivité totale. Et partant de là, la liberté de forme qui allait avec. Il faut croire que ça plaisait aux gens, car nous avons eu à une époque une audience considérable et un écho qui dépassait largement les frontières du pays. J’ai eu de la chance, parce que j’ai pu écrire tout ce qui me passait par la tête pendant près de 6 ans, le publier et le montrer à des camarades bienveillants et exigeants. Je ne sais pas si j’aurais trouvé ma voix sans eux. Qu’ils soient ici remerciés.

Le Cantal

La géographie du roman est à vrai dire moitié réelle et moitié imaginaire. Le Cantal est nommé d’entrée de jeu, c’est vrai. Mais ensuite, certains noms sont réels, d’autres sont importés d’ailleurs (Fond du Lac est au Wisconsin, de mémoire ; Mortegoutte-du-Haut est dans la Creuse) et certains sont complètement inventés. Ce qui m’importait, c’était de faire du lieu un personnage à part entière. Cette forêt qui à l’abri d’une montagne avale les êtres et les haines. D’emmener mes personnages dans un monde menacé mais toujours sauvage.

Il y a peu de choses dans ma biographie qui pourraient expliquer la fascination que j’éprouve pour ce monde sauvage. Je suis né dans une capitale, j’ai grandi et vécu toute ma vie dans une autre. Je suis un enfant de la ville et je suis incapable de comprendre comment cet attachement est né. Il n’en reste pas moins viscéral, et si je retrouvais mes premiers écrits adolescents (pourvu que ça n’arrive ja-mais), je suis assez certain qu’il y serait déjà question de forêts et de loups, de montagnes et de cerfs, de bucherons, de chasseurs et de paysans.

Il se trouve que j’ai des attaches dans le Cantal depuis une dizaine d’années. J’ai ensuite appris, grâce à un libraire local (Irlandais et anglophone de naissance) que le hameau où j’ai mes habitudes était très proche de Lussaud, le théâtre du Pays perdu de Pierre Jourde. Dans la foulée de ce grand livre, j’ai aussi découvert Marie-Hélène Lafon. Et constatant que ces auteurs avaient déjà livré un travail documentaire absolument magistral sur cette terre et ses habitants, c’est aussi ce qui m’a peut-être permis de me tourner vers quelque chose relevant plus de la fable, de m’éloigner du réalisme.

Ce qui m’importait, c’était de faire du lieu un personnage à part entière. Cette forêt qui à l’abri d’une montagne avale les êtres et les haines.

De forts parcours

Le personnage de Louise est à la base de tout. Il y a des choses que ce livre dit que je n’ai comprises qu’a posteriori. Il est aussi un peu artificiel de vouloir remonter le fil d’une intention première parce que sa genèse, ses ascendants sont multiples, certains apparents, d’autres bien cachés. Surtout, chacun y verra ce qu’il a envie d’y voir, ça ne m’appartient plus. Mais ce qui est certain, c’est que je voulais raconter l’histoire d’une femme qui se réinvente, qui s’exile volontairement, qui trouve une route dans le fatras du monde, qui cesse peut-Alexandre Lenot - Ecorces vivesêtre aussi de se conformer. C’est une correspondance que je n’avais pas en tête, mais je suis fascinée de longue date par la Dalva de Jim Harrison. Louise est peut-être, toutes proportions gardées et en toute modestie, ma Dalva. Les autres personnages sont plutôt nés pour témoigner de son trajet, Eli bien sûr, mais aussi Laurentin ou le couple d’Américains par exemple qui représentent tous trois la possibilité d’un apaisement qu’elle finit par écarter. Les frères Couble sont apparus d’un coup, d’un seul, plutôt sur la fin de l’écriture du roman. Ils ont surgi pour dire quelque chose de plus de cette terre, je ne sais pas très bien où ils étaient avant.

Un roman choral

Il y a plusieurs raisons à ça. Je ne sais plus qui écrivait quand Philip Roth est mort que disparaissait avec lui le dernier grand écrivain dont l’imaginaire était né avant l’avènement de la télévision. C’est un peu une tarte à la crème, mais on n’écrit plus du tout de la même manière dans un monde d’images, on n’a plus besoin de décrire dans tous ses détails une baleine parce que tout le monde a déjà vu une baleine (no offense, Herman, c’est toujours toi le meilleur) et je pense qu’on écrit encore différemment depuis l’avènement de l’écriture sérielle qui est passée en 40 ou 50 ans de la vision d’un héros, d’un protagoniste et de son antagoniste (Columbo et le criminel, JR et Bobby dans Dallas) à une multiplicité de points de vue (à partir d’Urgences, peut-être ?). Au-delà même de cette multiplicité de points de vue, il y a des procédés narratifs dans le monde « télévisuel » qui m’ont durablement marqué : la série chorale The Wire, qui raconte une ville, un pays, un monde (et donc des rapports sociaux, pour reboucler avec le polar) tout en tapant dans les tripes, dans l’intime et le tragique ; la subjectivité des points de vue dans The Affair où certaines scènes ne se déroulent pas de la même manière selon le point de vue du personnage dont il est question.

Je crois aussi que, finalement, j’écris pour savoir ce que je pense. Ce que je pense vraiment. J’ai comme tout le monde des affinités politiques, sociales, esthétiques. J’ai des réflexes. Je peux, comme tout le monde, sauter facilement aux conclusions. Encore plus à l’ère de Twitter, du flux d’information continue qui peut ouvrir au monde mais aussi le rétrécir singulièrement, des pétitions en ligne et des indignations permanentes. Mais est-ce vraiment cela penser ? Pour aller au-delà, entrer vraiment dans la complexité du monde, je trouve qu’utiliser cette multiplicité des points de vue est un outil formidable. Parce que pour que chaque personnage soit vrai, il faut aller au fond des choses, de sa psyché, de son monde affectif et sensible, et partant de là de ses points de vue. C’est finalement l’inverse d’une note de synthèse (j’ai rédigé beaucoup de notes de synthèse dans ma vie) : on n’envisage pas un problème dans sa globalité, au contraire chaque personnage voit le monde par le petit bout de la lorgnette, de sa propre lorgnette, et il a une vérité, sa vérité. Ce qui n’empêche pas qu’après, je vais moi pouvoir choisir d’afficher une préférence entre la vérité de l’un et la vérité de l’autre.

Pour aller plus loin

Alexandre Lenot chez Actes Sud, son éditeur
Le site de La Blogothèque