Interview avec James Sallis – Partie 2 : la série Lew Griffin

James Sallis - Lew Griffin - Interview - Milieu Hostile

Entrons dans le monde de Lew Griffin. Cette série de six livres, formant un tout, est particulièrement sublime. James Sallis revient sur sa genèse et nous donne quelques explications.

Lire aussi : Interview avec James Sallis – Partie 1 : l’écriture

Lew Griffin, première : Le Faucheux

Comment est né le personnage de Lew Griffin ?
Comme pas mal de choses que je fais, l’idée du roman a surgi d’une image et d’une impression : l’image d’un type qui se tient près d’une pompe à pétrole. Il vient de tuer quelqu’un. La pompe fait « chut, chut, chut » comme si elle voulait dire au gars de faire silence. J’ai écrit cette scène-là, en me demandant ce qu’il foutait là, pourquoi il avait commis ce meurtre et enfin qui il était réellement. Le type, en fait Lew Griffin, a pris vie devant moi, comme un cliché qui apparaît dans le bac de révélateur. J’avais depuis peu renoncé à écrire des « histoires bien tournées », avec des moments de suspense, des personnages qui évoluent au fil du récit, une apogée de l’histoire, et tout ça. Je me suis mis à improviser sur mes propres thèmes, comme un musicien de jazz, j’ai exploré ce qu’il y avait là, en jouant avec le texte, sans chercher à aller trop avant avec les métaphores, décalant les moments d’intensité. J’ai surtout cherché à me surprendre moi-même. C’est ainsi qu’est né Le Faucheux.

En écrivant Le Faucheux, pensiez-vous déjà faire une série de Griffin ? Ou le livre vous a-t-il paru trop court pour tout dire ?
Le roman débutait comme une nouvelle, qui, en fait, constitue la première partie de quatre. J’ai procédé ainsi et ça avait l’air de fonctionner. Ce qui m’a fait dire que j’avais mis le doigt sur quelque chose. Mais j’ai continué mes approches, totalement fasciné par le personnage, par le milieu dans lequel il évolue et par l’utilisation qui est faite de la ville. Et il y a eu cet été assez étonnant où j’ai écrit les trois parties suivantes, en moins d’un mois. Je qualifie cet été d’étonnant car au cours des trois mois qu’il dura j’ai dû écrire une demi-douzaine d’histoires riches et dignes d’intérêt, la première partie d’un roman, plus d’une douzaines d’essais et de critiques et un bon nombre de nouveaux poèmes.

James Sallis - Lew Griffin - Interview - Le Faucheux - Milieu Hostile
Le Faucheux, en VO

J’ai terminé Le Faucheux et j’ai commencé à le proposer ici et là. Il n’intéressait personne. Les éditeurs de polars le trouvaient trop littéraire et les éditeurs d’œuvres classiques n’aimaient pas son aspect polar. Je me suis dit que je m’étais piégé tout seul. Mais Lew n’allait pas me laisser tomber. Au moment où Le Faucheux est sorti, j’avais en tête l’intrigue de Papillon de nuit. Alors, je me suis dit que je sortirais deux romans. Puis, de deux, je suis passé à quatre, mais quand j’ai commencé à écrire le quatrième, L’Œil du criquet, la fin que j’avais prévue a connu une évolution qui m’a entraîné vers autre chose, le cinquième, Bluebottle.
Bien que je ne sois pas parti avec l’idée d’écrire une saga, le concept s’est rapidement imposé. Comme j’ai dit plus haut, je sondais à droite à gauche, cherchant ma voie, ce qui était possible de faire surgir du néant. Je m’asseyais chaque matin à ma table avec une très très vague idée de ce que j’allais écrire. J’avais juste la ligne mélodique et je connaissais les moments de changement de rythme.

James Sallis - Lew Griffin - Papillon de nuit - Milieu Hostile
Deuxième opus de la série Lew Griffin

Très tôt, j’ai eu une vision assez nette de la construction totale de la saga. J’essaie de considérer les six romans comme un seul et copieux ouvrage. Gallimard sort les livres dans l’ordre bien que ce ne soit pas nécessaire de les lire chronologiquement. Le Faucheux donne la clé de la vie de Lew Griffin, et les autres prennent leur place au petit bonheur la chance, Le Frelon noir, par exemple, s’inscrivant dans les années 60 ou début des années 70. Mais c’est sans doute plus enrichissant pour le lecteur de les lire dans l’ordre de leur publication.

La série n’est pas datée précisément, d’après les évènements on arrive à peu près à voir où on en est, mais pourquoi laisser ce flou ?
En anglais, on appelle ça le « fudging« , le trucage, l’échappatoire. C’est dû au fait que je fais se concentrer un nombre importants d’événements qui se sont déroulés sur une période de temps beaucoup plus longue. Mais c’est un choix de ma part de ne pas être plus précis sur la date des faits. Dans la troisième partie du Faucheux on y voit plus clair ; il s’agit de la première partie des années soixante-dix.

La part sombre de Lew Griffin

En 1964, Griffin, jeune, tue quelqu’un…
Le meurtre concrétise les deux mâchoires de l’étau qui tiennent Lew. D’une part, sa rage de vivre, son impulsivité, qu’il apprend à maîtriser avec l’âge, au moins en partie, et d’autre part, son côté Bon Samaritain, ange de la vengeance, capable de pitié pour cette fille dont tout le monde se foutait. (C’est par ailleurs, à un autre niveau, l’expression des goûts prononcés de Lew pour l’auto-destruction.)

Il dit d’ailleurs : « Je me suis alors demandé ce qui pouvait bien pousser les gens à se détruire ? Cette longue descente aux enfers était-elle inscrite en lui (ou en elle), peut-être en chacun de nous ? »
Le truc, qui vaut pour chacun d’entre nous, c’est d’apprendre à éviter de foncer droit dans le mur. De manière collective ou individuelle, nous consacrons nos vie à cela, je veux dire, à contourner le mur, trouver le moyen de passer par-dessus et empêcher les autres de s’y fracasser.

James Sallis - Lew Griffin - L'Oeil du criquet - Milieu Hostile - Interview
Quatrième opus de la série Lew Griffin

En 1984, à travers votre livre, on sent une montée de la « violence gratuite » à la Nouvelle-Orléans et aux États-Unis plus généralement…
Il n’y a pas si longtemps, nous étions encore un peuple de colonisateurs, avec une frontière sans cesse en mouvement. Nous avons quelque part conservé cet esprit-là. La violence fait partie intégrante de l’histoire de l’humanité. La différence, c’est qu’aujourd’hui, les médias nous rendent cette violence plus présente. Nous en sommes davantage conscients. Elle s’affiche sur les écrans des télés face auxquels nous mangeons et à la une des journaux face auxquels nous prenons notre petit-déjeuner. Quand je vivais à la Nouvelle Orléans, la ville avait le plus fort taux de criminalité de tout le pays. Lew est un type qui a de l’éducation, du caractère, du style, il ne peut se détacher totalement de cette violence qui soit est en lui, soit se rencontre à chaque coin de rue. Il n’est pas uniquement le symbole vivant de la Nouvelle Orléans, il est le symbole du pays tout entier. Tout roman qui débute par un crime de sang froid, et qui fait du meurtrier, par la suite, un type fréquentable, considère que la violence est le thème porteur de l’histoire.

Le truc, qui vaut pour chacun d’entre nous, c’est d’apprendre à éviter de foncer droit dans le mur.

Il n’y a jamais de rédemption possible dans vos livres ?
Mais Lew n’arrête pas de se racheter ! Il ne veut pas l’admettre, même lorsque les autres le lui rappellent sans arrêt. Il y a quelque chose que je me dois de signaler, sans vouloir pour autant ajouter du mystère à tout cela : quand on a lu la saga tout entière, les six livres, et bien la lecture globale que l’on en fait change radicalement quand on a achevé le dernier volume.

Son ami lui dit : « J’ai l’impression que tu passes la moitié de ton existence à essayer d’éviter la réalité et l’autre moitié à essayer de te racheter »… c’est exactement ça non ?
Bien sûr que c’est ça. N’oubliez pas que l’écriture de Lew, comme toute œuvre créative, est à la fois un moyen de s’évader et un engagement au sens militant, une tentative pour comprendre, pour se racheter, racheter le désordre mondial et son pur hasard.
Je m’excuse d’insister là-dessus mais dans Bête à bon dieu, de nombreux thèmes abordés tout au cours de la saga apparaissent sous un nouveau jour. D’un bout à l’autre, j’ai utilisé les miroirs pour éclairer les événements sous différents angles et leur donner ainsi plusieurs significations. Bluebottle, par exemple, n’est que l’image virtuelle renvoyée par le miroir que constitue Le Frelon noir. Je veux amener le lecteur à s’exclamer « Bon Dieu, mais c’est bien sûr ! » à la fin de la série. Et ce que les critiques pensent être des trucs post-modernes n’en sont absolument pas. On en reparlera.

Griffin n’est jamais heureux avec les femmes, elles disparaissent, meurent, partent ou sont insaisissables… Il n’y a pas de vie heureuse possible pour lui ?
Si, car il est heureux à chaque fois. Et il tombe amoureux de femmes extraordinaires, comme Vicky, La Verne ou Clare. Sa vie est pleine de moments qu’il chérit. Lew a aussi une place de choix dans la vie d’autres personnes. À la fin, il succombe au concept de famille.

James Sallis - Lew Griffin - Bluebottle - Milieu Hostile - Interview
Cinquième opus de la série Lew Griffin

La musique, essentielle

Le blues est omniprésent. Il vous accompagne lors de la rédaction de vos livres ?
Là, on aborde quelque chose de compliqué. Le blues est omniprésent parce qu’à la Nouvelle-Orléans on le trouve partout, dans tout. Mais pour Lew, qui a adopté tant de choses appartenant aux Blancs, comme la littérature et les valeurs de la civilisation blanche, le blues constitue le lien le plus solide avec sa connaissance de l’histoire des Afro-Américains. Le blues est en chacun de nous, il nous sert à extirper la douleur, ce que fait Lew Griffin en écrivant ces romans.
Comme trois ouvrages l’attestent (The Guitar Players, The Guitar in Jazz et Jazz Guitars, non traduits en français) je ne peux vivre sans la musique. Je vous ai dit que j’avais pensé à devenir compositeur. J’ai joué de la trompette, du cor et j’ai aussi étudié le violon. À l’université, j’ai appris la guitare tout seul et j’ai joué de l’harmonica dans des combos de blues. Pendant très longtemps, au Texas, j’ai enseigné les instruments à cordes comme la guitare, le banjo, la mandoline, le Dobro et le crincrin. Et j’en ai joué dans de nombreux groupes. J’écoute toujours de la musique en écrivant. Ça va du blues aux grands orchestres à cordes, en passant par Sibelius, des chansons réalistes françaises (que j’ai écoutées sans arrêt pendant la traduction de Saint Glinglin) ou des airs du début du jazz, comme Sidney Bechet ou Eric Dolphy.

Avez-vous des choses à rajouter ?
Oui, mais n’avons-nous pas déjà trop exigé de ceux qui vont lire tout ce qui précède ?

Propos recueillis par Christophe Dupuis par mail en 2001, traduction de Laura et Luc Baranger

La saga Lew Griffin, dans l’ordre :
Le Faucheux, Papillon de nuit, Le Frelon noir, L’Œil du criquet, Bluebottle, Bête à bon dieu.

Pour aller plus loin

Lire l’interview de 2014 de James Sallis par nos collègues de Nyctalopes
Le site de l’auteur
James Sallis chez Gallimard et Rivages/Noir