5 raisons de… Le Silence selon Manon de Benjamin Fogel

Le Silence selon Manon - Benjamin Fogel - Rivages - La Transparence selon Irina - Milieu Hostile

Nous confessons être passés à côté du premier roman de Benjamin Fogel, La Transparence selon Irina, mais comme il sort en poche, nous allons vite nous rattraper. En attendant, nous avons été bluffés par Le Silence selon Manon (Rivages). L’occasion de revenir sur quelques-uns des thèmes, particulièrement forts, abordés par l’auteur.

En début d’année sortait Tous complices ! de Benoit Marchisio (Les Arènes) pour lequel nous écrivions « Si en 2021 on peut se demander à quoi ressemble le polar, ce roman de Benoit Marchisio en est une bonne illustration. En prise avec la réalité, il pose des questions auxquelles il se garde bien de répondre et nous force à réfléchir »… Nous pourrions dire exactement la même chose à propos du Silence selon Manon.

Le Silence selon Manon - Benjamin Fogel - Rivages - La Transparence selon Irina - Milieu Hostile

Ce roman particulièrement ambitieux de Benjamin Fogel est profondément ancré dans la société actuelle. Il en décortique différents mécanismes, dans une très légère anticipation, dont l’auteur s’explique en note préliminaire :

« Les mouvements straight-edge et incel, ainsi que les évènements antérieurs à 2020, y compris les attentats masculinistes, sont réels.
Les mouvements néo straight-edge et ultra-incel, ainsi que les évènements postérieurs à 2020, sont fictionnels ».

Le livre se déroule en 2025, il explore ce monde peu connu des incels et des straight-edge, s’intéresse à la question de l’identité numérique, aux réseaux sociaux et aux dérives du harcèlement en ligne qui en découlent, et réfléchit, entre autres, à l’avenir de notre société. Voici cinq raisons, commentées par Benjamin Fogel, de lire Le Silence selon Manon.

Le roman noir selon Benjamin Fogel

« Le roman noir est pour moi un terrain de jeu particulièrement propice au mélange des genres, comme peut l’être la science-fiction. On peut y introduire de la critique sociale, du thriller psychologique, des histoires d’amour contrariées… Il est perméable à toutes les envies, à tous les univers. C’est le lieu idéal pour la rencontre entre l’intime et le politique.

Rien que depuis le début de l’année, nombre des grands romans sortis en librairie sont issus des sphères polar : Traverser la nuit d’Hervé Le Corre, avec son exploration de la souffrance humaine, Manger Bambi de Caroline De Mulder, qui se confronte à la jeunesse désorientée, Leur âme au diable de Marin Ledun, qui dénonce le cynisme de l’industrie du tabac, La Sacrifiée du Vercors de François Médéline et son approche historique, L’Hôtel de verre d’Emily St. John Mandel qui détricote l’irréalité des sphères financières, ou encore l’indispensable Tous Complices ! de Benoît Marchisio, – dont j’ai eu la joie d’éditer chez Playlist Society le premier livre, Génération Propaganda – sur la précarisation du monde moderne.
Ce que l’on retrouve aussi dans le roman noir, et qui se perd parfois en blanche, c’est le goût pour le romanesque. Ce besoin de fictionnaliser et de rester toujours dans la narration, d’aborder des thèmes centraux, sans jamais perdre de vue le plaisir du lecteur. Concernant Tous Complices !, par exemple, j’ai vraiment envie de parler de « page turner intello ». »

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Les ultra-incels

« Aux États-Unis, le mouvement incel évolue. Les célibataires involontaires, après avoir accusé les femmes de tous leurs maux, s’organisent pour réussir à séduire des femmes, que ce soit avec du coaching en drague ou en essayant d’améliorer leur apparence physique via la musculation. Alors qu’ils détestaient les « mâles alpha », ils veulent maintenant en devenir un. J’anticipe le fait que cette tendance va créer une scission au sein des incels, que certains d’entre eux refuseront de devoir changer pour plaire, générant la création d’un nouveau mouvement : les ultra incels. Du coup, il ne faut pas voir les ultra incels, comme une version radicale des incels, mais comme des dissidents qui s’accrochent au positionnement initial. Les nouveaux incels, désireux de manipuler les femmes pour arriver à leur fin, ne sont pas meilleurs que les ultra incels. Les deux mouvements sont habités par la haine. »

Le Silence selon Manon - Benjamin Fogel - Rivages - La Transparence selon Irina - Milieu Hostile

Les neo straight-edge

« Jeune adulte, je me suis beaucoup intéressé au mouvement musical straight-edge et à la scène hardcore américaine des années 1980, Minor Threat en tête. J’aime l’esthétique du mouvement, son mélange de droiture et de violence, son engagement social. À l’heure où tous les mouvements musicaux connaissent un revival, je voulais imaginer à quoi ressemblerait le straight-edge s’il revenait sur le devant de la scène – en sachant qu’il n’a jamais complètement disparu (confer les groupes récents comme Rated X ou Life Force). Tout de suite m’est venue l’idée que le neo straight edge serait un mouvement féministe et anti-patriarcal. Que la méfiance envers les groupes de mecs qui se saoulent entre eux, qui ne construisent rien, se transformerait en un rejet de la masculinité toxique.
À noter que le straight-edge reste un mouvement complexe. Je ne l’ai pas abordé dans Le Silence selon Manon, mais une partie du courant straight-edge a elle-même évolué vers l’extrême droite. À force d’imposer des dogmes, de se sentir meilleur que celles et ceux qui vivent dans la débauche, l’idée d’une caste supérieure, par sa moralité et son mode de vie, est apparue chez les straight-edge. Le roman n’aborde pas le sujet, à la fois pour ne pas complexifier la narration, mais aussi parce que je voulais que le lecteur ressente spontanément cette ambiguïté, ce risque que le straight-edge mène à une société de contrôle que l’on retrouve dans La Transparence selon Irina. »

C’est donc une vraie question de réfléchir à la partie de nous-mêmes que nous souhaitons confier aux machines.

L’identité numérique

« L’identité numérique est une question centrale de notre époque. Elle pose par son intitulé même une interrogation profonde. Notre identité numérique est-elle une déclinaison de notre identité physique, ou est-elle au contraire l’identité que nous nous construisons en ligne, et qui peut n’avoir aucun rapport avec celle du monde réel ? Ce questionnement est l’un des moteurs de mon écriture, car elle touche à la fois à l’intime (qui suis-je ?), à notre positionnement social (quelle image je souhaite donner de moi ?), et à notre liberté en tant qu’humain (suis-je enfermé dans une case ou puis-je me réinventer ?). Enfin, notre identité numérique est le point d’entrée des traces que nous laisserons sur Terre. Quand nos proches nous auront oubliés, il ne restera un jour de notre passage sur terre que nos traces numériques. C’est donc une vraie question de réfléchir à la partie de nous-mêmes que nous souhaitons confier aux machines. »

My French Réseau

« Sans trop spoiler le livre, My French Réseau est l’embryon du fameux Réseau au cœur de La Transparence selon Irina. My French Réseau se veut être une tentative de réponse française à l’hégémonie de Facebook, fondée sur cette prise de conscience : Nous ne pouvons pas laisser le centre névralgique de nos relations sociales, mais aussi progressivement de notre identité totale, aux mains d’une entreprise privée. Si les réseaux sociaux vont continuer à dévorer notre existence, au point de faire de notre vie en ligne une interface entre nous et le monde, il faut se poser la question de la place de l’État et permettre aux citoyens et citoyennes d’avoir un poids dans les décisions prises sur le sujet. »

Pour aller plus loin

Les deux romans de Benjamin Fogel, La Transparence selon Irina et Le Silence selon Manon, sont tous deux parus chez Rivages.
Le site des éditions Playlist Society