Interview Mike Nicol : noirceur de l’Afrique du Sud

Mike Nicol - Interview - Afrique du Sud - L'Agence - Milieu Hostile

Nous avons rencontré Mike Nicol, l’une des grandes plumes sud-africaines à l’occasion de la sortie de L’Agence à la Série Noire.

Né au Cap en 1951, Mike Nicol a été journaliste. On lui doit la trilogie « Mace et Pylon » composée des romans La Dette et Killer Country (les deux traduits par Estelle Roudet et disponibles chez J’ai Lu, le troisième Black Heart n’ayant jamais été traduit en France).

Mike Nicol passe aux choses sérieuses avec ses trois derniers romans, Du sang sur l’arc-en-ciel, Power Play (traduits par Jean Esch, Le Seuil), L’Agence (traduit par Jean Esch, Gallimard). Ceux-ci peuvent faire penser à une trilogie, non pas que les histoires se suivent mais par la récurrence de certains personnages : Fisch Pescado, détective privé, surfeur et vendeur occasionnel de ganja ; Vicki Kahn, son amie, qui est avocate avant de devenir espionne ; Mart Velaze perdu dans l’organigramme des services secrets ; et la Voix.

Cette interview est la retranscription d’une rencontre avec Mike Nicol, animée lors du festival Lire en Poche en octobre 2019. La traduction était assurée par Eva Le Pallec.

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La musique chez Mike Nicol

La musique est omniprésente dans vos romans, il y a même une playlist à la fin d’un d’entre eux… Mais on est loin d’une musique comme fond sonore, non, elle pose les rapports avec les autres, elle éclaire des sentiments, les paroles de chansons ne sont jamais anodines.
Quel rapport entretenez-vous avec la musique ?
Je pense que pour tous ceux comme moi ayant grandi dans les années 1960, la musique est un peu la bande originale de notre vie. Lorsque j’ai commencé à écrire des polars, une de mes amies m’a donné un bon paquet de musique country rock. J’avais rarement écouté quelque chose d’aussi mauvais [rires]. Mais elle m’a dit, non, réécoute-les, réécoute-les. Et comme elle était bien plus forte que moi, je l’ai fait [rires]. Et j’ai réalisé qu’il y avait un polar dans cette bande son. C’est à la fin de Killer Country, mon second polar, qu’il y a la playlist.

La playlist de Killer Country de Mike Nicol :

À partir de là, pour moi, c’est devenu très important car la musique est un moyen de parler des personnages. On voit les goûts musicaux de mes personnages qui changent avec leur évolution. Car je pense que pour nous la musique change au fur et à mesure de notre vie, on écoute d’autres morceaux, on découvre des nouveaux groupes, de différents styles de musique. Je voulais que ce soit la même chose pour mes personnages. Je crois qu’avec les livres numériques il y a un système où l’on peut cliquer sur le lien pour écouter la chanson, mais je ne veux pas faire ça car je veux vraiment que vous lisiez les livres [rires].

Régulièrement, avant de commencer à écrire, j’écoute un morceau et j’emprunte sa musicalité pour commencer ma journée.

Pour vous, quel est le rapport entre l’écriture et la musique ? Pensez-vous qu’il y ait une musicalité particulière ? Que ça influe ?
Oui. J’ai commencé ma carrière en écrivant de la poésie. Et je crois que c’est fondamental pour un romancier. Ça vous apprend les relations qu’il y a entre les mots, tout comme la musicalité de la phrase. C’est la même chose pour la prose : il y a un rythme, une musicalité, c’est pour ça que souvent je choisis des phrases très courtes. La musique a un impact sur tout ceci. Régulièrement, avant de commencer à écrire, j’écoute un morceau et j’emprunte sa musicalité pour commencer ma journée. Ce n’est pas seulement une référence, mais aussi un moyen de travail.

L’Unité de Liquidation

Du sang sur l’arc-en-ciel, traite des assassinats perpétrés par l’Unité de Liquidation. Même si vous revenez en détail dessus dans une abondante note en fin de livre, pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
Durant l’apartheid, il y avait des commandos tueurs, surtout la dernière décade, des années 1980 au début des années 90. C’était très violent, les gens étaient tués, ils disparaissaient. Cela n’est pas arrivé qu’en Afrique du Sud, mais aussi dans les pays voisins, et même à Paris. Il y a une femme, Dulcie September, qui a été assassinée dans les rues de Paris en 1988, on lui a tiré dessus. Elle était membre de l’ANC [African National Congress] et avait découvert un accord passé sur des ventes d’armes. On ne sait pas si elle a été tuée par le gouvernement sud-africain, par le gouvernement français ou par l’ANC car tous étaient impliqués dans cet accord. Juste avant, Olof Palme avait été assassiné à Stockholm en 1986 et une des théories est que cela pourrait être par un commando sud-africain. Ces commandos tueurs étaient donc extrêmement présents, ce que je mentionne dans le livre, et il ne vous reste plus qu’à le lire pour savoir ce qui leur arrive (sourire).

Mike Nicol - Du sang sur l'arc-en-ciel - Interview - Afrique du Sud - L'Agence - Milieu Hostile

C’est passionnant, dur et angoissant… Et ce qui est intéressant est la façon dont vous présentez les hommes derrière l’Histoire, comment vous collez à l’humain et décrivez leur engagement. Ces gens sont là, pour faire un travail, et ils croient en leur job.
En écrivant sur eux, je ne pouvais pas croire que ces gens étaient juste le diable, ils devaient faire autre chose, avoir une famille, des enfants, une femme, des parents. Comment lorsque vous avez tout ça, pouvez-vous prendre quelqu’un, l’emmener dans le lit d’une rivière, le tuer d’une balle dans la tête et faire exploser son corps avec des grenades ? Je ne sais pas comment on peut faire ça et rentrer tranquillement chez soi, parler avec sa femme, jouer avec ses enfants et s’asseoir avec eux pour le repas du soir. Je ne sais vraiment pas comment ces deux choses peuvent aller ensemble et c’est pour ça qu’en partie je suis romancier, c’est pour le comprendre.

Une chose qui n’est pas dans le livre, mais qui est vraie, est que beaucoup de gens parmi ces personnes ayant fait ces choses ont confessé leurs actes dans les Commissions de vérité et de réconciliation. Vu que dans ces Commissions il ne s’agissait juste que de dire les faits, ces personnes ayant admis avoir fait ce qu’elles avaient fait, ont continué à avoir une vie normale, à marcher dans la rue avec nous… Comme si elles n’avaient reçu que l’ordre de le faire. Ces gens sont aujourd’hui toujours libres. Mon livre est une tentative de comprendre ce que ces gens peuvent vivre et ressentir 25 à 30 ans après les faits.

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Un pays à vendre

Dans vos livres on voit comment l’Afrique du Sud est découpée pour être vendue…
L’Afrique du Sud était un pays très riche. Lorsque l’ANC est arrivée au pouvoir en 1994, ils ont hérité de cette richesse. Je pense que l’une des premières choses qui est arrivée a été un accord de ventes d’armes entre l’Afrique du Sud, la France, l’Allemagne et la Suède. Et quelques membres de l’ANC se sont fait beaucoup d’argent avec cet accord grâce aux commissions sur les marchés passés. C’est là que le déclin moral de l’ANC a commencé, lorsqu’ils ont réalisé qu’ils pouvaient se faire énormément d’argent. C’est devenu évident pour eux qu’ils pouvaient utiliser l’argent de l’État pour des intérêts et profits personnels.

L’argent est aujourd’hui la motivation principale en Afrique du Sud. C’est le moteur de la corruption.

Prenons un exemple. Il a été demandé aux villes de collecter et mettre de l’argent dans une nouvelle banque spécialement créée pour l’occasion : la banque sud-africaine. Cet argent venait de gens extrêmement pauvres. C’était leur épargne, leurs pensions. Quelques politiciens, qui sont aujourd’hui dans l’opposition, comme Julius Malema par exemple, ont réalisé qu’ils pouvaient utiliser l’argent de cette banque comme leur propre épargne personnelle. Ils ont juste pris tout l’argent jusqu’à ce que la banque ne fasse faillite. Et tous les petits épargnants ont perdu leurs économies.

Aujourd’hui Julius Malema est le président d’un parti qui s’appelle les Combattants pour la liberté économique. Ils disent qu’ils sont la voix du peuple, qu’ils le représentent. Alors que tout ce qu’ils ont fait n’a été que le voler. L’argent est aujourd’hui la motivation principale en Afrique du Sud. C’est le moteur de la corruption. Durant la présidence de Jacob Zuma, tous experts des impôts sont partis. Ça a été la même chose pour les procureurs. Cyril Ramaphosa, le nouveau président élu en 2018, essaie de réinstaurer ces instances gouvernementales. Mais cela va prendre beaucoup de temps…

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Et on voit aussi les Chinois qui s’implantent, que ce soit légalement ou pas, générant de belles enveloppes, de la corruption…
« Nos chinois sont rentrés chez eux enchantés. Ils ont des mines de fer, de platine, des matières premières, de nouvelles affaires et des ormeaux bon marché. Nos ministres sont contents. Chacun s’est rempli les poches. Le monde continue. Il faut laisser faire ».
C’est paradoxal car le pays est dans une très, très mauvaise position. Mais dans le même temps, il fonctionne, on construit des routes, des bâtiments, il y a du commerce… Lorsque vous marchez dans la rue et parlez avec les gens, c’est amical, les gens ne semblent pas avoir de problèmes. Malheureusement, le problème vient vraiment des grands hommes politiques qui créent la division. Et cela a un impact énorme sur l’économie du pays. Notre taux de chômage est de 42%, plus de 50% pour les 19-35 ans. Voilà le futur de l’Afrique du Sud. La population du pays est de 61 millions d’habitants, les classes moyennes sont 10 millions, dont seulement 5 millions payent des impôts. Voilà d’où viennent les revenus, de 5 millions de personnes. 18 millions vivent des aides sociales. De quoi vivent les autres, je ne sais pas. Il y a de nombreux trafics, et je pense que c’est grâce à ça qu’ils survivent, mais je ne sais pas.

C’est eux qui nous vendaient notre charbon dans les stations-services. Ils avaient augmenté le prix de 103%.

Tout ce que je sais que lorsque vous avez des chiffres comme ça, à un moment ça casse. C’est pourquoi il y a tant de violence dans le pays et pourquoi il y a autant de choses à vendre dans le pays. Une anecdote. Lorsque Zuma était au pouvoir, il avait tissé des liens d’amitiés avec une famille indienne. J’ai vu, il y a peu, que cette famille avait été blacklistée par les États-Unis. Zuma leur avait donné une mine de charbon. Du coup c’est eux qui nous vendaient notre charbon dans les stations-services. Ils avaient augmenté le prix de 103%. Et tous les bénéfices faits ont été exportés dans les banques de Dubaï. Lorsqu’il a été éclair que c’était la fin de Zuma, ils ont quitté le pays. On ne reverra plus jamais l’argent et on ne pourra jamais les mettre en prison. Ce genre d’affaire a touché toutes les entreprises d’État : l’électricité, l’éducation, les hôpitaux… L’Afrique du Sud avait sa propre compagnie aérienne, mais ils l’ont volée. Lorsque les Chinois sont arrivés, ils avaient de l’argent et ils pouvaient nous en prêter à de bons taux. Moralité, les générations futures vont être en dette avec eux.

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L’Agence

Votre dernier roman, L’Agence, est un concentré de tous vos livres : corruption, manœuvres politiques, enrichissement personnel outrancier, grave dérive du régime, c’est un livre directement en prise avec la réalité sociale de votre pays.
Pour vous donner le contexte politique du roman, il a été écrit lorsque Jacob Zuma était président. C’était un homme extrêmement corrompu, qui a systématiquement volé l’État sud-africain. Depuis que j’ai commencé à écrire des polars, j’ai toujours pensé que le genre était politique. Dans mes deux derniers livres, l’organisation criminelle majeure est le gouvernement sud-africain. L’idée était de mélanger des faits réels et des faits imaginaires pour créer cette histoire.Mike Nicol - L'Agence - Interview - Afrique du Sud - Milieu Hostile

Même si vous ne le nommez pas, comment faites-vous pour mettre Jacob Zuma en scène dans votre roman ?
Effectivement, Jacob Zuma n’est jamais nommé dans le livre, il est juste appelé Président. Mais son fils est appelé Zama, c’est vraiment proche de Zuma. Je voulais prendre un président qui agisse comme un dictateur, qui force certaines personnes à faire certaines choses. Mais ce qui est aussi important, c’est ce qu’il fait à côté, par exemple, il a des ruches et il croit qu’il peut faire du miel sud-africain. Il vit dans une énorme propriété sécurisée, entourée de hauts murs. Un ensemble de bâtiments construits autour d’une piscine. Cette piscine a été construite avec mes impôts [sourire], elle est appelée « piscine à incendie », car s’il y a le feu, on peut se servir de toute l’eau, tellement elle est grande, pour tenter de l’éteindre. Mais ce qu’on voit surtout, c’est que le Président vit dans une sorte de bunker, qui a un mur vitré donnant sur cette piscine à travers lequel il voit un nombre incalculable de jolies femmes nageant dedans.

On voit aussi ce livre à travers la guerre des services secrets, la guerre des polices, où chacun poursuit le but égoïste de tout faire pour y arriver. Comment un pays aux institutions si peu lisibles pourrait-il s’en sortir ?
Oui, tout est vraiment mélangé en Afrique du Sud, on a vraiment du mal à savoir qui sont les bons et qui sont les mauvais. Et c’est très difficile à dire car l’objectif de tous est l’argent. Pour créer une sorte d’équilibre, de balance morale, j’ai créé le personnage de La Voix. C’est une espionne et elle a un agent appelé Mart Velaze. Ils sont censés être les personnages moraux de l’histoire, qui font le bien, mais même le bien, parfois, a des côtés obscurs. C’est Alice au pays des merveilles.

Depuis que j’ai commencé à écrire des polars, j’ai toujours pensé que le genre était politique.

Parlez-nous de cette excellente idée. La Voix. On ne la connait pas, elle n’appelle Mart Velaze qu’au téléphone, elle a des discussions avec lui, lui demande des choses, d’intervenir ou non…
C’est un secret [rires]. Lorsqu’on écrit, on a ce qu’on appelle l’intrigue. Parfois, on arrive dans une impasse, on se heurte à un mur, on est bloqué dans son histoire. Cela m’est arrivé. Et pour m’en sortir, j’ai créé La Voix, un personnage totalement invisible, qui pouvait juste parler. Parfois, les personnages arrivent par accident.

En parlant de l’ANC, dans ce livre vous revenez sur l’histoire stupéfiante du Professeur Gold.
[rires] Le Professeur Gold est un homme de l’apartheid. Il faut savoir que ce qui se passe aujourd’hui en Afrique du Sud n’est pas nouveau, ce sont des choses qui se passaient déjà sous le régime de l’apartheid. À l’époque le régime plaçait tout l’argent de l’État en Suisse car ils avaient peur d’une guerre. Dans mon roman, j’ai décidé d’appeler la personne qui gérait ça Professeur Gold. Les comportements des deux gouvernements – que ce soit l’apartheid ou jusqu’à ces 18 derniers mois – sont sensiblement les mêmes. C’est comme si j’avais vécu toute ma vie dans une démocratie à parti unique.

Et pour finir, vous nous disiez avoir un nouveau président. Qu’espérez-vous de lui ?
Cela dépend si j’ai eu un bon petit-déjeuner [rires]. Si c’est le cas, j’ai de l’espoir à revendre. Mais c’est la première fois de ma vie que je suis pessimiste pour mon pays. Durant l’apartheid, nous savions tous qu’à un moment cela prendrait fin. Mais ce que nous avons aujourd’hui ne finira jamais. Cela ne changera pas. C’est ce qui me désespère, je ne vois pas les choses changer avant longtemps. Notre président est connu pour voir loin. Il est très rusé, c’est un bon joueur d’échecs. Il a l’habitude de mettre des pièces en place. Et si tout fonctionne, on pourrait s’en sortir et mettre pas mal de monde en prison. C’est une sorte de vengeance, mais cela montre que la loi fonctionne – ce qui est une chose importante. Mais comment réparer les choses ? Comment reconstruire les fondations ? Par exemple, avant que Zuma n’arrive au pouvoir, l’électricité était l’une des moins chères du monde. Aujourd’hui, nous payons plus qu’à New York. Je vais d’ailleurs m’installer un système solaire car je n’ai aucune confiance en eux.

Merci beaucoup et « Que les ancêtres vous gardent », comme dirait La Voix pour clôturer ses conversations avec Mart Velaze.

Pour aller plus loin

Les romans de Mike Nicol sont disponibles chez J’ai Lu, aux éditions du Seuil et à la Série Noire chez Gallimard.