Joseph Incardona nous est revenu cette année avec l’excellent Chaleur. Nous allons en parler avec lui, mais seulement après avoir passé au crible son œuvre protéiforme et il y a des choses à dire, avec ce touche à tout…
Joseph Incardona, vous avez un site vantant vos mérites… Mais ce n’est pas pour autant qu’on en apprend beaucoup sur vous (même si le texte est excellent, bravo !)… vous nous dites quelques mots ?
Né en 1969 de père italien et de mère suisse… Ballotté entre l’Italie, la Suisse et la France durant mon enfance car mes parents travaillaient dans les métiers de l’hôtellerie et faisaient les saisons… J’étais un enfant solitaire par la force des choses. Mon premier vrai copain était un chien, sans rire ! Dès lors, je me suis sans doute forgé un monde où l’imaginaire était prédominant, comme une forme de survie. Je m’inventais toutes sortes de jeux et, surtout, d’histoires. Avec l’école, sont arrivées les premières bagarres : j’étais le nouveau, le rital… Mais peut-être que le mieux serait de lire Permis C, livre dans lequel je parle de mon enfance (en Suisse, le permis C est l’équivalent du permis de séjour pour la France).
C’est une veine de mes écrits largement autobiographique, où je mets en scène André Pastrella, un alter ego comme Bandini pour John Fante. Avec Le cul entre deux chaises et Banana Spleen (qui sera réédité l’année prochaine dans une version revue et corrigée, comme pour Le cul entre deux chaises en 2014), il constitue mes romans d’apprentissages, je me situe dans une zone grise, à cheval du noir. Ils sont édités chez un petit éditeur lausannois, BSN Press, un napolitain d’origine… Je m’y amuse à revisiter le passé. En écrivant Permis C, j’ai compris aussi pourquoi j’écrivais du noir : parce que j’ai été confronté assez tôt à l’idée du tragique.
Sous toutes ses formes
Vous touchez :
- Aux romans
Une trilogie plus autobiographique donc (qui sera accessible pour la France chez Pocket dès l’an prochain ou alors, faut aller sur des sites en ligne). Sinon, c’est du noir. Surtout pas du « polar », hein, attention. Comme je disais : des thèmes qui sont enveloppés dans la tragédie ou le drame. On pourrait parler de « roman social» aussi, dans le sens où j’essaie de donner à voir l’état d’un monde dans un temps et un lieu donnés en fonction des personnages peuplant l’histoire que je raconte. J’aime bien cette idée de « comédie humaine ». Au fond, ce sont peut-être et souvent, de la comédie de mœurs. J’aime bien y instaurer un climat d’ironie, voire de burlesque : on peut le voir dans Lonely Betty ou Chaleur. Mais aussi dans un roman aussi profondément noir que Derrière les panneaux il y a des hommes, j’aime garder une certaine distance avec mes personnages. Doser le lyrisme et l’ironie, savoir tronquer l’élan.
J’essaie aussi d’aborder le noir sous différentes formes : le thriller (220 Volts), le pastiche (Misty), le fantastique (Aller simple pour Nomad Island), etc. En réalité, il y a cette idée du style qui est fondamentale : trouver la meilleure adéquation formelle pour le fond que l’on veut traiter. En ce sens, je me sens proche de Sidney Lumet qui a toujours fait ça avec ses films : il posait toujours la question de la forme liée à la trame. C’est une façon de se renouveler, de se surprendre soi-même : de quoi parle-t-on et comment ? Je remets chaque fois la donne en jeu. Le lecteur qui s’attend au même livre sera désarçonné. J’avoue que d’un point de vue commercial, ce n’est pas une stratégie gagnante, mais bon, c’est comme ça. D’ailleurs, mes livres posent souvent le problème de la catégorisation : noire ou blanche ? Les libraires ne savant pas toujours sur quel pied danser…
- Aux nouvelles
J’en écris ponctuellement pour des revues ou des journaux. On pourrait aussi parler de « novella ». J’ai plusieurs textes qui ont cette longueur « hybride » (pour qui ? pour quoi ?) : Lonely Betty, par exemple, n’a jamais trouvé preneur en poche à cause de ça. J’ai deux textes qui seront publiés ayant cette longueur qui n’est ni celle du roman ni celle de la nouvelle. Je ne peux dire qu’une chose : un texte à la longueur qui lui correspond, point. On ne peut rien y faire, c’est quasiment génétique !
- À la traduction
J’ai récemment traduit un texte pour Finitude de l’italien au français qui sortira en mai (Si belle mais si morte de Rosa Mogliasso). Une BD aussi. C’est un mélange d’intérêt, de se mettre « au service de », et un plaisir. Mais c’est ponctuel, c’est aussi ce genre d’opportunités qui met du beurre dans les épinards.
- À la BD
J’ai écrit deux nouvelles qui ont été adaptées par mes soins (Fausse route et Petites coupures). Mais on peut davantage parler de « roman graphique » que de bande dessinée, je n’y ai pas fait un réel travail de scénariste. Sinon, ce sont des adaptations dont je ne suis pas à l’origine ni au travail de scénario. J’espère un jour pouvoir faire une vraie scénarisation d’une histoire originale, notamment avec mon ami bordelais Christian Cailleaux. On a déjà le sujet. On doit juste trouver le moment adéquat dans nos emplois du temps chaotiques et chargés.
- Au cinéma
J’ai écrit quatre scénarios de courts métrages réalisés par Cyril Bron (réalisateur suisse vivant à Bruxelles). Ensemble on a co-écrit et co-réalisé Milky Way, un long métrage de fiction sorti en salles (en Suisse) en 2014 et qui a tourné en festival, notamment celui de Groland à Toulouse. Il sera sous peu édité en DVD. Sinon, je travaille actuellement sur deux projets dont on m’a proposé l’écriture. Je suis donc au « service » du réalisateur, tout en proposant mes idées, mes points de vue. Sinon, je travaille sur deux projets personnels. Ça fait beaucoup, en même temps, le cinéma a de telles périodes de latence, chaque projet à son propre rythme qui vous permet de mener plusieurs choses de front. Le temps y est très relatif. Vous bossez tout à coup pendant un mois comme un malade et puis après pendant trois mois, rien. Ce sont les rythmes dictés par les intermédiaires, les producteurs, les recherches de fonds… Une chose encore : l’écriture en cinéma n’est pas une fin en soi, elle est destinée à être mise en image. Le scénario fait appel à d’autres compétentes. J’aime aborder l’une ou l’autre forme d’écriture comme des champs qu’on laisse en jachère ou que l’on cultive selon les années.
- Au théâtre
Là encore : une histoire trouve sa forme dans un média ou l’autre. Le théâtre est presque un « accident », mais il m’est arrivé par deux fois où des textes, par leur thématique et leur forme, prenaient celle du théâtre. D’ailleurs quelque chose est en train de poindre dans ce sens. Je ne suis pas un auteur d’ « adaptations ». J’écris pour une forme précise.
Je ne veux pas trop savoir comment se mettent en place les choses, je veux bien réfléchir dessus, mais je ne veux pas savoir comment ça fonctionne, la mécanique…
Vous avez eu différents éditeurs mais on vous sent en majorité chez Finitude, quels rapports entretenez-vous avec eux ?
J’ai trouvé enfin un lieu, un territoire : amitié respectueuse, proche avec la bonne distance, points de vue convergents tout en gardant nos spécificités, pas de langue de bois. Thierry et Emmanuelle ont du courage, ils sont libres et réellement indépendants. Ils sont honnêtes, pugnaces, réglos, toutes ces qualités dont tout le monde parle mais si rares en réalité. On a quasiment débuté à la même époque. Eux-mêmes, m’avaient dit, trace ta route, fais ton chemin, on se retrouvera. On a fait quatre livres depuis. Et il n’y a pas de raison que ça s’arrête. À présent j’alterne ces publications avec Finitude et d’autres plus confidentielles avec l’éditeur suisse Giuseppe Merrone (BSN Press) où là aussi, on a construit une belle amitié. Être professionnel tout en étant amis, ça demande de la maturité, du recul, une certaine force de caractère. C’est rare, mais quand ça arrive, c’est ce qu’il peut y avoir de mieux pour un écrivain. Et puis, les maisons d’éditions où vous avez affaire directement au « boss », c’est le top. Elle est là, la liberté. Et puis c’est là où on va vous défendre vraiment.
Chaleur
Chaleur, parlons-en… Question tarte à la crème, d’où est venue cette idée ?
D’un entrefilet lu dans un journal en 2010 suite à la mort d’un des concurrents. Souvent, vous avez dix idées de romans par mois, la plupart glissent et disparaissent. Certaines s’accrochent jusqu’à ce qu’elles arrivent à maturation. C’est-à-dire dans la trame et le style. Par exemple : c’est un roman épuré, à l’os, car dans le sauna on « sèche ». Les dialogues sont sans tirets car la chaleur fait fondre les éléments entre eux, en l’occurrence la narration se fond avec les dialogues… Et puis : cette connerie humaine qui confine à la bravoure, parfois, il y a quelque chose qui m’attendrit chez l’homme, ce désarroi, cette volonté de se battre contre l’inutile…
Et comment est venue cette putain d’intro – si je peux me permettre – avec le « PA », ce qui nous amène à la construction des deux personnages principaux…
Ah, ça, c’est le mystère de la création ! Je ne veux pas trop savoir comment se mettent en place les choses, je veux bien réfléchir dessus, mais je ne veux pas savoir comment ça fonctionne, la mécanique… Je sais que c’est une histoire sur le corps, avec le corps : le corps éprouvé, exhibé, torturé, meurtri. Et un acteur porno, au fond, c’est un peu tout ça sous l’apparence du plaisir. Si vous lisez les confidences de ces acteurs, vous êtes surpris à tel point c’est un boulot pour eux, souvent rébarbatif, surtout sur la longueur… Et puisque Niko Tanner est un « hardeur » vieillissant, perdre sa maîtrise sur son corps, c’est perdre ce qui le constitue socialement, c’est perdre sa place. De l’autre côté, le sous-marinier russe miniature est une force de la nature à sa façon : force morale, psychologique, un ascète, un spartiate. Pour lui aussi, son monde est derrière lui : celui de l’idéal communiste, celui de la trahison, de l’échec. Tous les deux ont perdu dans leur vie, l’unique chose qui leur reste c’est ce titre dérisoire de champion du monde de sauna…
J’ai trouvé du Harry Crews dans ce livre (vous expliquez en fin cette « capacité d’absolu »), qu’en dites-vous ?
C’est un compliment. Oui. Harry Crews est dans le panthéon de mes écrivains. Oui, cette volonté de se dépasser même si on est ignorés, déclassés, laissés pour compte. Dans l’absolu, dans le fait d’aller au bout de quelque chose – quelle qu’elle soit – vous permet d’accéder à une forme de dignité, de vous connaître jusqu’au bout. À une époque, je traînais dans des bars où on jouait au baby-foot. J’y rencontré le vice-champion du monde. J’ignorais qu’il existait des championnats du monde de baby-foot. Le type faisait des choses inimaginables. Même dans un truc aussi insignifiant que le baby, on peut rencontrer quelqu’un qui a poussé sa pratique jusqu’à une forme de perfection. Et personne ne le saura jamais à part les quatre glandus autour de lui et dont je faisais partie.
« L’homme est le territoire – davantage que sa faune, sa flore ou sa géographie», écrivez-vous. Pour l’écrivain sarde Giorgio Todde « la terre façonne les hommes, les hommes écrivent les histoires donc la terre façonne les histoires » et la formule fondamentale de Ron Rash est « le paysage est le destin » que pensez-vous du lien territoire / histoire ?
C’est sans doute mon point de vue personnel là-dessus. Quand je voyage, ce sont les habitants que j’aime rencontrer. Le paysage peut me fasciner, mais ensuite, il y a l’homme, il est l’âme du paysage, en quelque sorte. Et puis, je me suis aperçu que j’ai voyagé tout en restant sur place en rencontrant des gens, ce sont eux qui m’ont fait voyager… Déraciné depuis l’enfance, je conçois l’homme comme un territoire en soi. Je suis proche de Diogène et des Cyniques. Je suis un vrai anarchiste, au sens grec du terme.
Vous faites une référence à Vanishing point, j’ai lu votre livre juste après celui de Sébastien Gendron, qui y faisait aussi référence… alors, dites-moi ce qui vous fascine dans ce film ?
Ah, le salaud, toujours en train de piquer les bonnes idées aux autres ! Blague à part, je ne sais pas dans quelle mesure il y fait référence. C’est un film à part, un film où le dialogue est celui d’un moteur, de ses variations dans les aigus, surchauffé, au point de rupture comme son personnage sous amphétamines. 1971, c’est quasiment la fin des Trente Glorieuses, la première crise du pétrole et on commence notre voyage qui nous rapproche du mur dans lequel on ira se fracasser… Dans le cas de Chaleur, cette idée de foncer sciemment droit dans le mur colle avec l’image de Niko Tanner. Lorsqu’on est pris par le flux et que même la raison, la rationalité ne peut vous en empêcher. Une forme de rébellion ? D’inclinaison naturelle ? D’attirance pour la mort ?
Et pour finir « Si on faisait un bilan des échanges verbaux dans les villes d’Occident riche et industrialisé, il resterait très peu de mots à sauver »
Il n’y a qu’à allumer la télévision (que je n’ai plus) ou à prêter l’oreille autour de soi… La dernière que j’ai entendue dans un sauna, justement : les Thaïlandaises, faut les consommer sur place, surtout pas les épouser et les faire venir chez nous. Vous y ajoutez les rires gras des deux types qui ont dit ça et la réalité rattrape la fiction.
Des choses à rajouter ?
Merci Christophe pour cet entretien. Je me suis aperçu d’une chose avec le temps : les gens qui savent vous lire ne sont pas légion. Je te remercie de ne pas avoir abordé le thème du « pornographique ». Dans cette période, la pudibonderie nous mène à la catastrophe, car ne pas vouloir regarder est sans doute la meilleure façon de nous perdre. Je me demande, d’ailleurs, si ces gens-là ne baisent qu’avec la lumière éteinte, l’obscurité préfigurant des années sombres…
Pour aller plus loin
Le site de l’auteur
Joseph Incardona chez BSN Press et chez Finitude.