Le recueil de nouvelles de Ron Rash, Plus bas dans la vallée, qui sort ce mois-ci chez Gallimard, s’ouvre sur une longue nouvelle avec le personnage de Serena, protagoniste principale du deuxième roman de Ron Rash. L’occasion pour nous d’exhumer une interview de 2010 où l’auteur parlait de son personnage, de la nature, de l’importance des lieux et de l’art de la nouvelle.
Vous publiez votre premier recueil de nouvelles en 1994, votre premier recueil de poèmes en 1998 et votre premier roman, Un pied au paradis, en 2002. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans le roman ? Et pourquoi le roman noir?
En fait c’est le roman qui s’est imposé. Ce n’est pas moi qui ai choisi le roman, mais le roman qui m’a choisi. À savoir que, dans Un pied au paradis, c’est parti d’une image, cette image est devenue un poème – qui est dans le recueil Chemistry and Other Stories –, c’est l’image d’un fermier, seul dans son champ aride, face à sa récolte complètement bousillée. Et la vision de cet homme m’a imposé un poème. Et à partir de ce poème, il y a eu une nécessité de développer.
La nouvelle serait-elle votre forme favorite ?
En fait oui, pour la concision que cela implique. Il y a la concision du poème, très forte, avec le format qui s’impose, et la nouvelle me permet de travailler sur cette écriture là. Et il y a aussi un peu du roman dans la nouvelle dans le sens où il y a plus d’histoire que dans la poésie. Dans la nouvelle, il y a ce sentiment de complétude, d’avoir vraiment terminé ton texte, de l’avoir couvert, chose que par définition, on n’a pas forcément dans le poème. Donc, entre les deux, c’est là que je me sens le mieux. Il y a aussi ce sentiment de défi que j’aime.
C’est quoi ce sentiment de défi ?
Dans la nouvelle, il ne peut pas y avoir une phrase qui n’ait pas sa place juste. Si tu la mets ailleurs, si tu la déplaces, cela ne fonctionne plus. Henry James disait que les romans de Tolstoï étaient des gros monstres avachis, avec du ventre et pas mal de foutoir. Dans la nouvelle, on évite justement le foutoir. L’avantage du roman sur la nouvelle, c’est que l’on crée un univers plus large et plus complet et que l’on emmène son lecteur dans cet univers, sur la longueur, ce qu’on ne fait pas avec la nouvelle.
Je vis dans les Appalaches, et les Appalaches sont la montagne la plus vieille du monde. En la voyant, le sentiment que j’ai comme écrivain, c’est que la vie humaine est parfaitement insignifiante.
Un pied au paradis, premier roman de Ron Rash
Nous vous découvrons avec Un pied au paradis, qui se passe dans les Appalaches du Sud, au début des années 1950… Où avez-vous été extraire la matière de ce roman ?
Il n’y a rien de particulier. Cela fait trois siècles que ma famille habite là, nous n’avons jamais bougé, c’est ma culture. Un des seuls points de départ réel du livre, c’est le fait que la Compagnie d’électricité a construit un barrage qui a recouvert cette vallée d’eau. Et cette vallée, juste à la frontière de la Caroline du Nord et de la Caroline du Sud – le lac a aujourd’hui une berge dans chaque état – était l’une des plus belles. Cela a été un événement très tragique.
À un moment, vous faites une très belle description de l’été et vous indiquez comment cette saison peut marquer les hommes. Et les autres saisons, influencent-elles aussi les hommes ?
Oui, les saisons dans les Appalaches sont vraiment intenses. Les Appalaches sont un État vraiment extrême. L’été est une saison déterminante dans le sens où il y a des choses très, très spéciales qui arrivent, comme le serpent qui devient aveugle dont je parle dans le roman. Les jours de canicule te tournent vraiment la tête. Je n’ai pas lu L’Étranger de Camus depuis longtemps, mais j’ai cette impression qu’il y avait quelque chose dans la chaleur qui avait complètement perturbé le fonctionnement mental du personnage…
En tous cas, à vous lire, on y voit une parfaite illustration des thèses de l’écrivain Sarde Giorgio Todde qui explique que c’est la terre qui façonne les hommes et donc les histoires… Qu’en pensez-vous ?
Je suis tout à fait d’accord. Ma formule fondamentale est « le paysage est le destin », c’est-à-dire que la personne que vous êtes est générée par l’endroit où vous vivez. Donc le paysage qui est le vôtre, qui vous entoure, conditionne votre façon de voir le monde. Vous êtes la personne que vous êtes suivant le lieu où vous habitez. Si vous vivez à la montagne, avec la verticalité que ça impose, vos sentiments ne seront pas les mêmes que quelqu’un qui est à face à la mer, qui va avoir une vision et une perception du monde entièrement différente. Et lorsque vous êtes en montagne, que vous avez la montagne qui surplombe, vous arrivez à avoir des gens, et donc des personnages romanesques, qui ont le sentiment d’être contrôlés par quelque chose de plus grand qu’eux. Je vis dans les Appalaches, et les Appalaches sont la montagne la plus vieille du monde. En la voyant, et en le sachant, le sentiment que j’ai comme écrivain – et que j’essaie de rendre – c’est que la vie humaine est parfaitement insignifiante.
Serena
Serena est la fresque épique d’une femme intraitable responsable d’une exploitation forestière en Caroline du Nord après la dépression de 1929. Alors, question qu’on a dû déjà vous poser des milliers de fois : d’où est venue Serena ?
Cela vient de mon esprit dérangé (rires). Comme dans Un pied au paradis, Serena est venue d’une vision « réelle » : une femme à cheval, droite sur son cheval, qui dégageait énergie et force. Elle était en haut d’une falaise, devant l’à-pic, comme dans un western. Il y avait la brume en bas, en haut cette femme, le soleil qui arrivait derrière elle et ses cheveux blonds qui formaient une sorte de couronne… je l’ai vue et… Serena était là.
On parlait de la nouvelle où chaque phrase a sa place, là, cela a beau être un roman, on sent que chaque phrase a sa place aussi. J’ai d’ailleurs pu lire sur le site de votre éditeur (Harper Collins) que vous n’aviez jamais travaillé aussi dur et aussi longtemps sur un roman…
Effectivement, cela a été un travail considérable. Au début du livre, j’ai travaillé douze heures par jour pendant un mois. C’était une sorte de transe. Ensuite, pendant un an, j’ai travaillé dessus huit heures par jour – je n’avais jamais autant travaillé de ma vie, j’étais entièrement dedans, je ne faisais que ça. Même lorsque je dormais, ma femme me disait que je parlais du livre en dormant. Ça a été une période difficile pour ma famille et mon entourage (rires). J’ai fait douze versions successives. Et dans la dernière version, j’ai travaillé sur chaque virgule et sur chaque son pour voir comment il résonnait. Ensuite, lorsque le roman a été rédigé, il semble qu’un changement physique se soit opéré en moi car des gens qui me connaissaient m’ont dit, sans se concerter, « tu n’es plus le même, tu es différent ».
Dans ce livre, on voit les ravages de la déforestation (plus d’animaux, rivières polluées et ne donnant plus de poisson…), et voit Serena et son mari lutter contre le projet de parc naturel. Je ne pensais pas que c’était si vieux que ça, les parcs naturels, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
C’est un miracle qu’à une période pareille – c’est à dire la Dépression, où il n’y avait vraiment pas d’argent et que les gens avaient d’autres idées en tête que de se préoccuper de la nature – il y ait eu des gens visionnaires, dont le président Théodore Roosevelt, qui aient vraiment agi pour ça. Il y a aussi John Muir qui a écrit dessus. Ça a tellement plu au gens, cette idée d’avoir des parcs naturels, que les Rockefeller ont donné beaucoup d’argent, que tout le monde s’est mobilisé, et que même à l’école, les gamins sortaient leur petite monnaie pour y contribuer. C’est en partie pour ça que j’ai écrit ce livre, pour que les gens aient conscience d’un fait et qu’il gardent en mémoire ce fait : il a été très difficile à l’époque de faire un parc naturel – on voit les efforts consentis par chacun – et ce qui est acquis avec autant d’effort et de générosité peut être très vite perdu : l’administration Bush a failli tout bousiller puisque Junior a voulu – comme Serena et son mari – détruire tout ça car il n’en voyait pas l’intérêt. À l’époque où j’écrivais Serena, Bush poussait tellement pour tout détruire, que j’avais véritablement peur que ça se produise. Mais heureusement les élus ont réussi à bloquer le projet. Serena, c’est un livre qui marche à deux niveaux. C’est assez utile et pratique de situer un livre qui se passe avant – ici les années 1930 – car on peut faire surgir et faire remonter des questions qui se posent maintenant et dénoncer des choses qui se passent maintenant en en parlant au passé…
Cette interview a été réalisée en 2010, juste avant le Festival America à Vincennes. Traduction simultanée Marie-Caroline Aubert.
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